ENTRETIEN – Eva Doumbia, pionnière des cultures afropéennes en France
Entretien 1 – Fondatrice du festival Massilia Afropéa et organisatrice du week-end AfricaParis au Carreau du Temple, Éva Doumbia est une figure majeure des cultures afropéennes en France. Autrice et metteuse en scène, elle est à la tête de la compagnie Nana Triban/La Part du Pauvre qui produit des spectacles et tisse des liens artistiques entre le Continent africain, l’Europe et les Caraïbes. Membre de l’association Décoloniser les Arts, elle aborde et interroge notamment dans sa pratique théâtrale la migration, les rapports raciaux, les mémoires de la colonisation et de l’esclavage.
Propos recueillis par Marie-Julie Chalu avec des photos et un teaser réalisés par Gaël Rapon au Théâtre de la Bastille. Musique du teaser: Bleu de nuit de Baloji.
(Paris, janvier 2019)
Qu’est-ce qui te fait choisir le théâtre comme médium artistique ? Qu’est-ce qui t’a plu ou fasciné dans l’art théâtral ?
Comme j’ai commencé le théâtre très jeune, je ne pourrai pas dire ce que j’ai choisi de ce medium artistique. J’ai commencé le théâtre, comme pas mal de gens, dans un atelier amateur et au lycée à partir de la seconde. J’avais fait auparavant de la danse classique et de la musique. Je me rends compte que ce sont dans les cours de musique que j’ai commencé à faire du théâtre. L’école de musique où j’étais, tentait des expériences et nous donnait des cours de mime. On avait un enseignant qui nous avait fait apprendre des textes de Brecht sans nous dire ce que c’était. Je baignais dans un environnement de théâtre. Ma première vraie mise en scène d’ailleurs c’est à partir d’un texte de Brecht.
Mais je n’ai pas l’impression d’avoir voulu faire du théâtre intentionnellement. Je faisais déjà du théâtre quand j’ai décidé d’en faire mon métier. Il y avait plus de l’évidence que du désir. Je n’étais pas très douée comme comédienne mais par contre j’en avais envie. J’avais envie d’être aimée, d’être vue, de raconter des histoires. Et puis je rêvais de comédies musicales avec les claquettes…
On sent effectivement dans ton théâtre l’apport d’autres disciplines comme la musique, la danse…
Tout le temps. C’est rare qu’il y ait des spectacles sans. Avec toujours la dimension littéraire qui compte pour moi. Le théâtre est un art vivant qui permet d’être littéraire. En fait, quand j’étais gamine, je voulais être écrivain et danseuse et chanteuse. Le théâtre est une forme d’expression populaire qui me permet de concilier toutes ces passions.
Tu fais partie de l’association Décoloniser les arts, quelle est selon toi une pratique théâtrale décoloniale ?
Je pense que la pratique décoloniale est celle du décentrage.
C’est forcément difficile puisqu’on pense par rapport à un endroit, celui dans lequel on a grandi. Pour moi, un art décolonisé c’est un art qui est à la frontière et qui permet de communiquer avec plusieurs mondes. Je ne pense pas qu’il y ait des méchants directeurs de théâtre super racistes mais beaucoup de gens qui ne savent pas. Et un art décolonial c’est aussi un art de quelqu’un qui sait un peu plus. À la fois je suis familière des histoires connues de tout le monde mais j’en connais d’autres qui viennent d’ailleurs. Un art décolonisé permet de s’émanciper. Après, tout est possible. Concernant les cheveux par exemple, à partir du moment où on sait comment on est arrivé à penser systématiquement au défrisage, après peu importe qu’on choisisse de se défriser. Ce qui est important, c’est de connaître les choses. Je trouve que c’est compliqué parce que même la pensée décoloniale se réfléchit à partir du centre. C’est une grosse contradiction. Il y a d’autres pensées qui s’inventent en dehors de ce qui se croit être le centre.
Comment tu découvres le terme « afropea » ? Quels effets a-t-il eu sur toi ?
C’est Léonora Miano qui l’a prononcé devant moi. Ça m’a vraiment soulagé de l’entendre. Je suis métisse mais je trouvais ça bizarre parce que je connaissais l’histoire de ce mot là. Quand j’ai commencé à dire « je suis malienne, je suis ivoirienne », à chaque fois j’avais l’impression de mentir. Pas simplement pour des raisons de couleur de peau mais aussi parce que dans mon histoire familiale, j’ai un père adoptif et un père biologique, des choses vraiment compliquées qui font que dès que je me définissais, j’avais l’impression de mentir. Aujourd’hui, j’ai ce mot là. Mais en sachant que même maintenant je commence à avoir des doutes parce que dans des endroits comme au Mali ou plus particulièrement en Côte d’Ivoire, je ne me sens pas chez moi mais je me sens en sécurité. Je trouve que le mot est très beau mais il a des limites.
J’ai monté le festival Massilia Afropéa parce qu’il est important qu’il y ait un espace de revalorisation. La prochaine édition importante sera l’année prochaine et j’espère pendant la saison Africa 2020. Et une des questions qu’il faut se poser c’est comment nous, Afropéen.ne.s, on se situe dans cet espace-là. On n’est jamais regardé à partir de l’Afrique. Le projet c’est d’inviter un groupe d’intellectuels africains d’Afrique et non un groupe qui pense à partir du centre. Je pense à mon ami Armand Gauz qui m’a dit, un jour : « vous, vous êtes des créations en colère ». Je trouve que c’est hyper juste. Le regard qu’il porte sur nous, est intéressant. Cette colère l’agace mais en même temps il la comprend parce qu’il a des enfants afropéens. Il faut la dépasser selon lui. Mais bon, il n’a pas connu l’école maternelle ici…
La singularité afropéenne est parfois mal comprise.
Elle est perçue comme une volonté de se détacher de l’Afrique. De toute manière, l’afropéanité se trouve aussi en Afrique. Et l’Afrique est partout : dans les aliments, la musique…
Dans quelle mesure, la notion d’afropea peut décoloniser le théâtre français ? Quels sont les freins pour parler d’afropéanité dans le monde théâtral français ?
Le langage est un outil de réflexion. Je tiens beaucoup au terme afropéen parce qu’il est beau, il est ouvert. Pour moi, c’est compliqué de dire, alors que je le dis par convention : « je suis racisée ». Si je me définis toute seule, je ne dirais pas cela. Par contre, je dis : « je suis afropéenne ». Mes ancêtres ont été racisé.e.s…
Et tu l’es encore aujourd’hui ?
Non. Je ne suis pas racisée. J’ai fait en sorte de ne plus l’être. Tu ne peux pas me raciser. Le processus de racisation te met dans une case mais à partir du moment où je me la suis appropriée, personne ne peut le faire. Une des choses qui m’a sauvé intimement et personnellement c’est d’avoir grandi dans un environnement communiste, pratiquement tout mon entourage l’était. Mon père était ouvrier, ma mère, enseignante. Elle est la première instit’ d’une famille ouvrière. Cet environnement rend les gens critiques. Le communisme est une pensée critique qui ouvre à beaucoup de choses intellectuellement. Et je n’ai aucune assurance, aucune certitude, c’est un énorme défaut dans ma vie mais en même temps je ne supporte pas les gens qui ont des certitudes.
Ne pas avoir de certitudes permet aussi de s’adapter à n’importe quelle situation. C’est ça aussi l’afropéanité.
Ton spectacle Afropéennes, à partir des écrits de Léonora Miano, a été pour moi une révélation. Notamment dans la réappropriation de signes nationaux comme le drapeau tricolore ou la Marseillaise, c’est la première fois que je les voyais aussi inclusifs. Quelle était la nécessité de ce spectacle ? Comment as-tu pensé l’adaptation scénique ?
J’ai travaillé plusieurs fois sur cette question d’abord avec Exils 4 d’Aristide Tarnagda qui nous regardait à partir du Burkina Faso. C’est un spectacle que j’aurais adoré reprendre. On m’a commandé pour représenter la France dans le cadre de l’année de la France au Brésil, un projet qui soit à la fois pluridisciplinaire et qui parle des différentes composantes de la société française. J’avais réuni une dizaine de comédiens et Aristide avait écrit des monologues pour certains. Une partie de l’équipe était brésilienne, l’autre française. Le spectacle était un peu raté pas à cause de l’écriture mais parce qu’il y a eu un manque de temps pour travailler. Par contre, il y avait une partie avec Alvie Bitemo et Massidi Adiatou où ils dansaient avec le drapeau et travaillaient à partir de la Marseillaise. Le spectacle a divisé le public. Les personnes qui avaient aimé sont essentiellement ceux des quartiers nord de Marseille (on a joué au Merlan) parce qu’ils se voyaient enfin sur scène. C’était en 2009. Ces questions n’étaient pas encore sur la place publique dans nos milieux. Une universitaire avait dit que c’était bien de montrer que le drapeau n’appartenait à personne. Ça m’est resté dans la tête. Entretemps, j’ai rencontré Léonora (Miano). Je voulais au départ adapter un de ses romans qui n’est pas afropéen, L’intérieur de la nuit. Puis, elle a commencé à m’envoyer des bouts de son roman Blues pour Élise notamment. Elle m’a aussi envoyé Écrits pour la parole avant son édition. À partir de là, je lui ai proposé qu’on fasse un montage à partir de ces textes avec la trame dramaturgique du roman. Mon travail a toujours un long processus. Ce n’est pas pour rien qu’après avoir fait ce passage par Léonora Miano, Maryse Condé et Jamaica Kincaid, je revienne à ma propre écriture. J’y reviens parce que j’ai été traversée par d’autres langues et que je sais ce que je veux faire. Avec Le iench, le cadre est construit comme un roman mais c’est du théâtre. On sait tout des personnages, du moins, les acteurs savent tout d’eux mais tout n’est pas raconté.
Qu’est-ce qui t’a inspiré pour cette pièce Le iench, métaphore de l’« intégration réussie » ?
C’est mon frère. Il voulait un chien. Et puis je me suis aperçue après coup que chez les Noir.e.s, il n’y a pas de chiens. La culture de l’animal domestique n’existe pas en Afrique. Et aux Antilles, Maryse Condé me racontait que le chien c’est celui qui leur courait après. Durant l’esclavage, il était utilisé pour chasser les nègres marrons notamment.
Dans une interview, tu dis que le dispositif trifontal est un dispositif théâtral afropéen, peux-tu développer ?
Pour moi, c’est un bon compromis entre le frontal et le cercle. C’est-à-dire qu’il permet d’avoir l’esthétique du frontal tout en étant moins dominant politiquement.
Dans l’espace frontal, il y a celui qui parle et celui qui se tait. Alors que dans l’espace trifontal même s’il y a celui qui parle et celui qui se tait, il y a plus de proximité.
Le iench ne sera pas en trifontal malheureusement. Comme ils sont très nombreux sur le plateau, il y a la question économique qui limite le nombre de spectateurs. Mais le spectacle d’avant, Autophagies, est en trifontal.
Peux-tu nous en dire plus sur ce spectacle ?
Dans la construction, ce spectacle est dans la lignée de Moi et mon cheveu. La forme emprunte à quelque chose du « hors théâtre » mais pas tant que ça. Le propos est de raconter d’où viennent nos aliments.
Raconter que tout ce qu’on mange dépend encore de l’esclavage, cultivé par des gens qui sont en semi-esclavage voire complètement en esclavage.
Il y a tout un travail documentaire à partir de six aliments : la banane, le riz, le cacao, l’arachide, l’huile de palme, la tomate. Ces aliments du quotidien constituent toute l’histoire de l’esclavage, ce que je faisais déjà avec les cheveux. Moi et mon cheveu prenait la forme d’un cabaret, dans Autophagies ce qui m’intéressait c’est de travailler sur l’eucharistie, se manger soi-même. Quand je mange un aliment, je mange un autre être humain qui est moi-même. L’idée est de travailler une forme de rituel, une espèce de messe pour que les gens connaissent le goût et le coût de qu’ils mangent.
Ta compagnie est basée à Marseille (elle ne l’est plus, note Éva Doumbia). Tu prends Marseille comme décor dans ton premier roman Anges fêlées. Tu as créé le festival Massilia Afropéa. Quel est ton rapport à cette ville ?
J’ai un attachement certain mais c’est une ville compliquée. On y a créé la section sud de Décoloniser les Arts et quand on prend contact avec les espaces de pouvoir dans le spectacle vivant et les arts en général, c’est une des régions les plus coloniales. Ma compagnie est au Havre maintenant. Je retourne en Normandie. Massilia Afropéa va rester parce que j’ai un lien fort avec les quartiers nord mais pour moi c’est devenu assez compliqué de travailler avec les institutions.
Dans cette ville, il y a un écart énorme entre la vie de tous les jours et les endroits de pouvoir. Tu t’attends à une ville métissée mais en fait pas du tout. Dans les discussions qu’on peut avoir, les personnes blanches ne voient pas le problème. Elles disent qu’elles le font le travail dans les quartiers. En parlant avec un ami qui est blanc, Imhotep, il m’a fait remarquer que c’est une ville coloniale. C’est une ville où le pouvoir a toujours appartenu au colonisateur.
Pour terminer, selon toi, Afropéa est-elle une afrotopie ?
Afropéa peut être un espace de refuge mais l’afropéanisme français, tel qu’il est aujourd’hui, ne peut pas être une utopie parce qu’il se fait sur de la souffrance.
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