ENTRETIEN – Maboula Soumahoro, entre le Triangle et l’Hexagone

Entretien 4 – Universitaire, Maboula Soumahoro est maitresse de conférences à l’université de Tours en langues et littératures anglaises et anglo-saxonnes. Spécialiste des diasporas noires/africaines, elle a fait partie du Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage de 2013 à 2016. Elle a également créé l’association Black History Month-Journées Africana afin de sensibiliser aux présences noires en France. Ce mois-ci, sort aux éditions La Découverte son ouvrage Le Triangle et l’Hexagone : Réflexions sur une identité noire.

Peux-tu expliquer ce que sont les « Africana studies » et les « French diaspora studies », tes disciplines de recherche ?

Africana studies est vraiment un terme que j’utilise et dont j’ai pris connaissance aux États-Unis lorsque j’y vivais. Africana c’est juste un adjectif latin qui veut dire « relatif à l’Afrique ». Pour moi, la traduction française serait les études de l’Afrique et de sa diaspora. Les études liées aux populations d’ascendance africaine proche ou lointaine réparties, dispersées à travers le monde et notamment dans le contexte de la traite négrière transatlantique. C’est un mot latin, il marche dans le contexte francophone, anglophone, c’est pratique. Les French diaspora studies correspondraient aux Black European studies dans le contexte français. Mais moi je n’ai jamais utilisé ce terme. Tout part, je pense, de l’interview que j’ai faite avec Lauren Bastide sur France Inter, c’est elle qui l’a dit, je n’ai pas eu le temps de la reprendre. Même aux États-Unis, on ne l’utilise pas, soit on dit Black European studies ou même French studies au sein desquelles avec le moment postcolonial il y aura la question de l’identité noire en France. Peut-être que si on fait la jonction entre French diaspora studies et Africana studies, on s’attacherait davantage aux Noir.es de France et pas seulement à la question de l’immigration.

Quand on parle de nous, on n’est plus dans ce moment de l’immigration, quoi qu’on en dise en France (rires), on est indigènes.

Mais je n’utilise pas French diaspora studies. C’est comme « civilisationniste », là c’était par rapport à l’émission de Frédéric Taddeï à l’époque. On n’a pas arrêté de le dire comme si c’était un nouveau terme, une nouvelle profession. Alors que techniquement, administrativement, dans le Conseil national des universités quand tu es spécialiste des civilisations, tu es civilisationniste, c’est un terme qui existe, qui est ancien. Avec les médias, il y a un truc qui sort et on pense que c’est nouveau. Pour ma part, je suis civilisationniste du monde anglophone.

Qu’est-ce qui te passionne dans les Africana studies ?

Mes deux questions peut-être intellectuelles sont : qu’est-ce que ça veut dire être africain ? qu’est-ce que ça veut dire d’être noir.e ? Et qu’est-ce que ça a voulu dire à travers l’Histoire. Ça part du fait que je suis et africaine et noire et pas que. Historiquement, culturellement, qu’a été l’Afrique ? Qu’est-ce que ce continent principalement vu ou abordé de l’extérieur ? C’est une réalité physique, continentale mais l’Afrique c’est aussi une idée, c’est toujours flou. C’est récemment vu dans l’Histoire, je parle des derniers siècles, de manière globale, continentale et sans spécificité. Dire « je suis africain », ce n’est pas la même chose de dire « je suis dioula ». Comme ma famille. Cette question de l’Afrique est en relation avec la question de l’identité noire. Les Noir.es viennent d’Afrique mais les Noir.es ne sont pas seulement en Afrique.

J’ai voulu étudier tout ça pour comprendre et aussi, même si je ne le savais pas au départ, pour me comprendre.

En passant par le biais des Afro-Américains. Les Noirs cools, dont on ne se moque pas, qui ne sont pas mes parents, qui ne sont pas ma culture, qui ne sont pas français. Il y a des Noir.es dans les Amériques et ils font des arts qui sont respectés et que j’aime aussi. Qui sont-ils ? Et puis après tu élargis, tu t’intéresses aux Caraïbes anglophones parce que j’étais en études d’anglais. Il y a le reggae, le carnaval…

Peux-tu revenir sur le choix de ton sujet de thèse : La couleur de Dieu ? Regards croisés sur la Nation of Islam et le Rastafarisme, 1930-1950 ?

Tout avait commencé avec mon mémoire de Master 2 qui était consacré à la création du Liberia. J’avais entendu parler de Noirs américains qui étaient repartis en Afrique. Ma première approche a été celle d’une sorte de retour aux sources : ils sont retournés chez eux. En étudiant plus profondément le sujet, tu t’aperçois que ce n’est pas tellement ça : ils ont presque été forcés à retourner là-bas, ils ont recolonisé, formé une élite dite américano-libérienne. En tout cas, j’étais intéressée depuis longtemps par les représentations de l’Afrique. Avant ça, j’avais fait une recherche sur le nationalisme noir aux États-Unis au 19ème siècle. Le souvenir de la maison, de la terre d’origine, du déracinement, d’un chez soi, ça m’a toujours intéressé. Avant c’était inconscient, je pense, parce que je suis née à Paris et que j’avais grandi dans un mythe du retour. Pour ma famille, il devait avoir, en tout cas dans les années 80, un moment où on devait retourner. On n’était pas ancré en France, on n’était pas de souche française. Toutes ces idées m’ont intéressé. J’avais donc commencé avec le nationalisme noir et puis après avec le Libéria. Pour la Nation of Islam et le mouvement rastafari, c’était vraiment parce que j’écoutais du rap et du reggae. Et je sentais qu’il y avait ce rapport à l’identité noire, à l’Afrique qui n’est pas le même selon les groupes. Ça me permettait aussi d’appréhender une identité noire plus globale. À ce moment-là, je commençais à aller aux États-Unis, à New York très fréquemment. J’y vivais même, je crois. Je me disais « noir » ce n’est pas si simple, il n’y a pas que des Afro-Américains à New York, il y a aussi des gens de la Caraïbe, de l’Afrique, et moi aussi j’y suis, et je ne suis ni de la Caraïbe, ni de l’Afrique directement. Qu’est-ce que ça veut alors dire d’être noir.e et pourquoi ça compte et ça dépasse les frontières ? Moi, en tant que noire, africaine, dioula ou parisienne, je peux aller dans des sound systems, on ne me regarde pas. Jusqu’à ce que j’ouvre la bouche, on ne sait pas d’où je suis. Quand je vais en Jamaïque et que je veux parler à des communautés rastas, elles m’accueillent les bras ouverts. Il y a comme une intimité, c’est ça qui m’intéresse.

Ce qui est intéressant dans cette thèse c’est que tu te poses la question de la couleur de Dieu. Dans un article, tu dis que parler de la couleur de Dieu c’est questionner la couleur du pouvoir. Les fois, les religions sont des expressions politiques au sein de la diaspora noire. Peux-tu revenir dessus ?

Le cœur du questionnement était : à quoi ça sert de colorer Dieu ? Si Dieu est immanence divine, non corporalité, alors à quoi ça servirait de dire qu’il est noir ? Je me dis : ça sert à tout. Si dire que Dieu est noir, Dieu est vivant, Dieu est masculin, Dieu est évidemment hétérosexuel, pour moi c’est comme une conversation immatérielle avec un autre discours qui a posé non pas l’idée d’un Dieu mais d’un Dieu blanc et masculin. Il y a eu des questionnements mais qui n’ont pas été jusqu’au bout. Ces groupes ont questionné l’identité raciale de Dieu mais n’ont pas questionné son identité sexuelle, de genre. Pour revenir au questionnement de départ, soit il y a un enjeu ou soit il n’y en a pas de dire que Dieu est noir. Dans les Amériques, espaces racialisés par excellence, on n’en a pas rien à faire que Dieu soit noir ou blanc. Ça m’intéressait de voir comment des Afro-Américains et des gens de la Caraïbe, chacun avec les spécificités locales, ont réfléchi à des questions globales. Les Afro-Américains et les Afro-Jamaïcains, c’est la même chose globalement et après il y a des spécificités. C’est ça la diaspora. Il y a eu un déplacement, tout le monde n’a pas vécu ce déplacement de la même façon. Le Brésil n’est pas la Martinique, qui n’est pas la Guyane, qui n’est pas le Canada. Mais en tout cas, ces Noir.es là sont là pour les mêmes raisons.

Dans ton introduction, tu problématises le mot « diaspora » qui a plusieurs définitions. Sur quelle définition t’es-tu basée ?

Il y a toute une histoire de l’utilisation du terme diaspora. Il y en a une immédiatement religieuse, liée à celle d’Israël dans la Bible. Dans les sciences sociales, le concept de diaspora appliqué aux populations noires et africaines, c’est récent. Ça n’a pas été de soi. On n’a pas reconnu leur statut de diaspora au début. Les diasporas classiques sont juives, chinoises, arméniennes. Pour les Noir.es, c’est une question qui s’est posée. Ça n’a pas été acceptable et accepté d’emblée. Et je me dis pourquoi ? C’est comme si le statut de diaspora était un prix, une reconnaissance, un trophée non accessible aux Noir.es. Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi c’est problématique, pourquoi ça pose question ? Alors que c’est clair, il y a eu dispersion, il y a des liens entre les populations qui se trouvent dans la dispersion, il y a la nostalgie, le souvenir de la terre d’origine. Après certains ont mis en avant la cohérence culturelle. La diaspora noire africaine serait incohérente culturellement, il y aurait trop de diversité. Sauf que les spécialistes de la diaspora disent que justement c’est cette diversité, cette incohérence, cette similitude de la diversité qui fait diaspora. Encore une fois, il y a un combat intellectuel à mener, de toute façon de manière sous-jacente, politique, toujours. Tout est une guerre.

Tous ces points de tension montrent l’organisation politique du savoir.

Quelles ont été tes difficultés justement au sein de l’Université française pour mener tes recherches ?

Il y a eu beaucoup de difficultés. Maintenant ce sont des histoires d’il y a vingt ans. J’ai toujours été très bonne élève. J’ai eu mon bac avec mention. Je suis allée à la fac. J’ai fait de l’anglais que j’ai toujours voulu faire. Mais dès la première année, j’étais hyper déçue par les enseignements que je trouvais trop théoriques, abstraits, j’ai donc décidé de partir aux États-Unis pour la deuxième année parce que j’avais de la famille là-bas. J’ai décidé de partir pendant l’année scolaire et de revenir pour passer mes examens. Cette année à New York a été super. Le fait d’être là-bas et de voir des trucs sur place a changé mon regard sur les États-Unis, New York, les Noir.es, comme je te disais tout à l’heure, oui il y a des Noir.es mais ils ne sont tous les mêmes. À partir de là, je me suis dit que je vais me spécialiser en études afro-américaines. À Paris, ça restait acceptable. Et puis j’ai commencé à travailler sur la question du nationalisme et la mémoire de l’Afrique, ça a commencé à moins aller. Et puis quand j’ai voulu travailler sur la Nation d’Islam et le mouvement rastafari, ça n’a pas été du tout. Et là je posais problème. Je l’ai vécu de manière assez violente, parce que j’avais l’impression d’avoir suivi les règles, d’avoir été une bonne petite fille pendant tellement longtemps, d’avoir fait du grec, du latin et à un moment on me dit : qu’est-ce qui t’arrive ? Je pensais que si je me comportais comme il fallait, j’aurai la liberté de faire ce que je veux à partir de la maitrise (Master). Et là j’apprends que non. Je me suis alors dit pourquoi j’ai fait tout ça ? Si je le savais, j’aurais fait la rebelle depuis la 6ème (rires). J’étais quand même intéressée dans les choix de mon parcours. J’avais pris pendant toute l’année des cours sur l’Afrique coloniale et postcoloniale. J’avais étudié tout ça, c’est sur cette base et celle de ma vie aussi en dehors de l’université à New York que j’ai fait des choix et on te dit « non ce n’est pas possible, ça n’a pas de valeur scientifique ». Ce n’est pas un sujet d’études, ce n’est pas digne d’une thèse, ça n’a pas d’intérêt.

C’est violent.

Au début, je ne l’ai pas vu comme ça. Pour moi, à l’époque, je le voyais comme une entrave à ma liberté. Je ne comprenais pas l’enjeu politique. Mais aujourd’hui je te dirais, mais qu’est-ce que c’est que cette violence, ce racisme institutionnel ? Qui a le pouvoir de dire ce qu’on étudie ou pas ? Tout en se cachant derrière la scientificité et les impératifs économiques en disant « vous n’obtiendrez jamais de postes », « on n’a pas de Black studies en France », « soyez réaliste ». Mais pour moi si je fais une thèse sur un sujet qui ne m’intéresse pas, ça ne sert à rien, j’ai envie de kiffer (rires). Surtout comme je te l’ai dit, ça partait vraiment de la musique, de la danse, à l’époque je dansais. Ça partait de ma vie, de ma culture. C’est comme si on te disait si tu veux accéder à ce monde-là, il faut qu’il y ait transformation totale. Alors que pour moi c’était une sorte de traduction institutionnelle de trucs que j’apprécie.
On m’a dit non pour ce sujet, on m’a dit que ce que j’écrivais était raciste, qu’il fallait que je rentre dans le rang. Que j’oublie cette année américaine. On m’a dit que j’étais communautariste. Que si je voulais étudier les Rastas, fallait que je fasse de l’anthropologie ou de l’ethnologie, à la rigueur la Nation of Islam, ça pouvait passer, c’est plus civilisé parce que c’est américain. Là je te parle, c’était en 1999-2000.

À l’époque, on ne parlait pas de diaspora, on ne parlait pas d’identité noire mondialisée. Je ne pouvais pas travailler et sur les États-Unis et la Jamaïque.

S’il fallait choisir, valait mieux prendre les États-Unis. Tout comme dans les études anglophones, c’était la Grande-Bretagne, si tu travaillais sur les États-Unis c’était un truc de ouf maintenant les États-Unis c’est plus accepté, mais si tu travailles sur le Canada, l’Australie, le Pakistan, le Nigeria, la Trinidad…c’est exotique. Donc on m’a dit les États-Unis, les Afro-Américains, c’est un champ établi pourquoi pas mais la Jamaïque, hors de question. J’ai changé de fac, de directrice de thèse. Encore une fois, pas par rébellion, mais pour affirmer ma liberté, soit je fais cette thèse soit je ne la ferai pas. Et j’ai envie de la faire. Je trouve que c’est beau, riche, grand, puissant, que ça déchire. Si je rentre dans l’université, j’aimerais bien y rentrer en ces termes.

Tu as dit cette phrase très inspirante : « Être noir.e, ça peut être aussi vaste que le monde. » Qu’est-ce que l’identité noire pour toi ?

Je vais dire plein d’adjectifs : c’est tellement grand, beau, dur, précieux, complexe, difficile, profond, puissant, c’est tellement ouf. C’est tout ça. Quand tu regardes ces histoires, nos vies, il y a tellement. Je ne suis pas dans l’idéalisme ou l’angélisme. Il y a tellement eu de moments de conversion de douleur en beauté. C’est ça qui m’impressionne, des choses tellement dures qui ont produit des choses tellement belles. C’est ça la magie. C’est le dilemme : on apprécie cette beauté quand on en connait le prix. Donc en l’appréciant quand même, est-ce que c’est malsain ? Mais d’un côté la beauté est là.

La philosophe Yala Kisukidi soulève un paradoxe de l’identité noire en déclarant : « Je me situe dans une aporie, celle d’abandonner le mot « noir », du fait de sa dimension essentialiste, et la nécessité de son maintien car, paradoxalement, c’est aussi un rempart contre la race ». Qu’est-ce que tu en penses ?

Dans le livre, je déclare : « je suis noire », je fais mon coming out (rires). Qu’est-ce que qu’on fait de l’Histoire ? Qu’est-ce qu’on fait de la fabrication de toutes ces identités ? De cette configuration sociale, économique, politique, au moins, qui a un impact sur nos vies et nos corps ? Dans mon corps à moi, il y a aucune ambigüité, du fait de la couleur de ma peau, de mon nom et mon prénom, de mes origines qui me placent sur le continent. Dans le monde, dans la vie, dans la manière avec laquelle je suis appréhendée, je suis noire. Ce qui ne m’empêche pas de croire à l’aspect commun de l’humanité. Cependant, toute ma vie me démontre qu’être noire ça a un sens. Je l’accepte. Pas de la manière dont a été fabriqué le mot noir et ce à quoi il a servi. En prenant en compte cette catégorisation imposée, je me l’approprie et j’essaye de la transformer. Avant de pouvoir dire, et on l’espère, qu’on est des humains, avant d’arriver là, il faut passer par la reconnaissance et non par cette négation malsaine et complètement instrumentalisante. Quand ça arrange, on est noir et à d’autres moments, non. J’accepte, je suis noire et qu’est-ce qu’on fait à partir de là ? Mais ce n’est pas un abandon de mon humanité. Un Noir est un humain comme les autres.

Il faut arrêter la tchatche, cette catégorisation « noir » veut dire quelque chose, elle a conditionné, conditionne des vies, elle a un impact à tellement de niveaux alors parlons-en vraiment. On est obligé de faire une sorte d’état des lieux. Si à un moment la race a compté, on a pu reconnaitre que des catégories ont été créées alors à quel moment ça n’a plus compté ? Qu’on me le dise.

En disant je suis noire, est-ce que ça implique que je dois être traitée défavorablement ? Ça le justifie ? Parce qu’il ou elle est femme, trans, homo, handicapé.e, on va lui faire ci ou ça ? Quand on nomme, ça donne le droit de ? Pourquoi on ne pourrait pas reconnaitre des catégories et les traiter équitablement ? Pourquoi on n’essaierait pas d’être noir et libre et humain et beau ? La différence peut exister et n’avoir aucun impact négatif.

Le beau titre de ton livre Le Triangle et l’Hexagone inscrit la France dans l’espace Africana, quelle était la nécessité de ce livre ?

Comme tu dis c’est ancrer cette France dans le monde atlantique, ça élargit la France, ça la fait sortir de cet Hexagone. L’étroitesse de cet Hexagone va de pair avec l’étroitesse de la pensée. Si on se limite à l’Hexagone, on ne peut pas s’expliquer ni toi, ni moi, notre présence en France. Pour moi c’est juste un changement de focal géographique et historique qui va nous expliquer certaines choses. La France n’est pas qu’européenne. L’Hexagone exclut ne serait-ce que la Corse et pourtant Dieu sait à quel point la France s’accroche à la Corse. Si on laisse de côté ne serait-ce que la Corse, imagine le reste des possessions françaises. L’idée du bouquin m’est venue à l’étranger. C’est l’expérience, l’âge, les voyages, le niveau de carrière qui font que j’ai voulu me détacher du carcan universitaire. Comme je te disais tout à l’heure, t’as l’impression d’avoir tout fait comme il faut mais ça ne va jamais. Après ce qu’il s’est passé, j’ai quand même fait une thèse ailleurs, j’ai quand même obtenu un poste entre les États-Unis et la France. Il y a des demandes universitaires précises de publications, c’était un format stimulant au départ, c’était de l’ordre du défi. Et puis à un moment, ça ne m’intéressait plus d’écrire comme ça, d’écrire des choses que seuls les quelques collègues et le public captif des étudiants qui sont obligés vont lire et comprendre. Alors que j’ai toujours eu l’impression de naviguer plusieurs mondes. Il y a eu l’élévation sociale par l’enseignement mais dans ma vie de tous les jours, la plupart des gens que je côtoie ne sont pas profs, ne sont pas en train de vivre entre Paris et New York. C’est quand même une vie particulière. Mais les questions qui m’intéressent peuvent intéresser d’autres gens. C’était aussi un retour sur moi. Je suis formée en études anglophones à la base ce qui a laissé de côté l’espace francophone et l’espace français. Alors qu’il y a pleins de choses qui m’y renvoyaient. C’est comme si j’avais décidé d’assumer mon individualité, d’assumer l’utilisation du je. Je vais raconter cette histoire et cette culture à travers mon regard que j’assume scientifiquement et politiquement.

Comment as-tu découvert le mot « afropéen.ne » ? Quels effets a-t-il a eu sur toi ?

Je l’ai découvert la première fois en anglais dans un article du New York Times qui parlait des Nubians et de l’identité afropéenne. À l’époque, j’étais aux États-Unis. Ça m’a rappelé Zap Mama. J’ai un rapport particulier à ce groupe, elles parlaient de choses auxquelles je ne m’identifiais pas à l’époque. Elles étaient métisses, belges, plus âgées. Quand je les voyais, je n’avais pas l’impression qu’elles parlaient de moi. J’avais l’impression qu’il n’y avait pas d’ambiguïté pour moi parce que j’étais dans un foyer très traditionnel dioula. J’avais l’impression que je n’étais vraiment pas française et j’essayais, du moins à l’époque, de me conformer à cette identité dioula. J’avais comme un ancrage à quelque chose de direct. Quand je voyais Zap Mama, ça pouvait être intéressant, exotique mais extérieur. Quant aux Nubians, je me suis toujours dit qu’en France, à l’époque, dans les années 90, ça n’avait pas pris autant parce qu’elles étaient trop en avance. Les Noir.es de France, on n’était pas assez prêts pour se reconnaitre dans ce qu’elles faisaient. Comme si tu pouvais comprendre la musique de tes parents, de ta culture mais elles, avec ce mélange, elles sont africaines mais pas vraiment… Puis, elles partent aux États-Unis et elles deviennent désirables parce qu’elles sont connues sur la scène hip hop/new soul. Tu te dis, elles sont quand même cools mais ce n’est pas toi. Vingt ans plus tard, tu te dis « j’ai tout raté, je n’ai rien compris » (rires).

Qu’est-ce qui a changé maintenant ?

Ce qui a changé c’est peut-être mon positionnement et mon évolution dans la compréhension de ce positionnement. Comme j’ai été élevée dioula, je croyais que j’étais dioula. À un moment, le fait est, que tu grandis en France, que tu ne parles pas ta langue maternelle, que tu ne vas pas tellement en Côte d’Ivoire, que le pays où j’ai passé le plus de temps en dehors de la France, ce sont les États-Unis. Il y a plein d’apports différents qui te construisent. Puis vient le moment de la libération, tu acceptes que tu n’es pas dioula à 100%. Et ce n’est pas un drame même si à un moment ça pouvait l’être. Tu croyais pouvoir te conformer mais c’est mort par la vie. Tu grandis, tu t’assumes. Et là tu comprends mieux. Ça part du moment où tu t’ancres en France.

J’ai grandi dans le mythe du retour. Et la France et tes parents te disent que tu n’es pas à ta place.

C’est marrant, je me suis ancrée en allant aux États-Unis. Quand j’y étais, la maison c’était Paris. Pour rentrer une fois par an, je n’ai pas thunes, il faut économiser et il faut rentrer à Noël pour aller voir mes proches, je vais en France et pas en Côte d’Ivoire. Si j’avais eu plus d’argent, peut-être que j’aurais été aux deux mais dans la nécessité le fait est que ma famille la plus proche, mes amis, mes souvenirs, ce qui me manque, c’est en France. Et aux États-Unis quand on me demandait d’où je venais, logiquement je disais Paris. C’est comme ça que ça s’est joué.
Pour revenir au mot « afropéen.ne », il y a eu aussi Léonora Miano avec Blues pour Élise. Avec ce livre que j’ai beaucoup aimé et qui m’a touché, on y arrive mais ce n’est toujours pas moi. Peut-être que c’est social aussi. Moi, je suis de la banlieue. Je pense au Waly Fay [restaurant d’Afrique de l’Ouest dans le 11ème à Paris fréquenté par les héroïnes du roman] par exemple, ce sont des lieux auxquels j’ai accès avec mon niveau de vie d’aujourd’hui mais quand j’étais petite, ce n’était pas ça. C’était des guez, des grecs, McDo.

Dans une interview, tu dis que c’est dans le rap qu’on commence à parler sans complexes de la situation raciale française. Quel est ton rapport au rap français (qui fait partie des cultures afropéennes) ?

Le rap, c’était une langue qui parlait de choses qui m’étaient familières, vraiment. On parle de flics, d’échecs scolaires, d’embrouilles avec les parents, de racisme, l’humour que tu reconnais, ta langue, là c’est toi à 100%.

C’est eux les premiers qui avaient l’air d’être des gens comme moi et qui disaient des trucs. Dans le rap français ce qui m’a touché, je suis de la génération des années 90, c’est l’acceptation de sa vie, de parler et dire dans sa langue en n’essayant pas de plaire, le côté malpoli, irrévérencieux, ne pas s’excuser.

C’est ce que tu as voulu exprimer aussi dans ton livre : ne pas t’excuser ?

Je pense que c’est ça, tu sais à mon âge, il était temps (sourire). Comme ils disent en anglais with no apology. Avec le souvenir d’avoir parfois transiger, tourner autour du pot maintenant je me dis « ça ne va pas la tête » et ça fait du bien. La plus grande fierté pour ce bouquin c’est de l’avoir terminé et d’avoir parlé comme je voulais en essayant de me défaire du gaze avec un petit confort quand même pour moi, de l’âge, du statut. Mais d’un autre côté, je me dis que je me suis battue pour avoir cette liberté. Je n’ai rien à perdre. Ce que j’ai obtenu, je l’ai obtenu selon mes propres termes. Ce qui a tout rallongé et rendu plus difficile mais j’ai ma liberté. Je vais dire les choses que beaucoup de gens ont vécu sans au final malheureusement finir leur thèse ou obtenir un poste. Si j’en suis là, le minimum c’est de dire justement. Ça serait ça peut-être la contribution, justement parce que je suis là, je vais lâcher tous les dossiers (rires).

Comment t’es-tu retrouvée à enseigner les Black European Studies aux États-Unis ?

Parce que les États-Unis ça toujours été la fête pour moi. En 2009, j’ai proposé un cours, on m’a dit oui, en plus, en capitalisant dessus en disant que c’est la première fois que les Black European studies sont enseignés à l’Institute for Research in African American Studies de Columbia. C’est tout. Eux, ça les intéresse d’être à l’avant-garde, tu vois ce que je veux dire (rires). Il y a un nouveau champ disciplinaire qui est train de se mettre en place, bien sûr qu’ils veulent se positionner.

Il y avait déjà des chercheurs.euses, des cours sur ce champ disciplinaire ?

Des cours, je ne sais pas. Mais en 2005, j’ai fait ce réseau de Black European Studies en Allemagne. Et puis en France, il y a eu les évènements de 2005, il y a eu La fracture coloniale, La Condition noire de Pap N’Diaye en 2008, il y a eu des recherches sur Black Germany. Et donc en 2009 j’avais de quoi faire en ajoutant d’autres choses. Dans ce cours-là, j’enseignais l’arrivée du hip hop en France par exemple.

Peux-tu revenir sur le colloque « Constructing Black France » (La France noire en construction) que tu as organisé en 2009 en même temps que ce cours à Colombia ?

J’avais envie de faire quelque chose sur la France. C’était post-2005 (révoltes). En 2005, il se trouvait que j’étais en France. C’est là que j’ai fait un retour sur la France. La France, ce n’est pas mon champ en termes de formation universitaire à la base. Mais 2005 m’a fait faire un retour sur moi-même. Ça faisait des années que j’étais aux États-Unis où j’avais une liberté (intellectuelle, opportunités etc.). Et là je revenais dans cette France dure. Ces petits pouvaient être mes frères. Ou quelqu’un que je connais. Ce sont nos histoires. J’avais suivi tout ce que qui se passait en me disant, ça ne s’arrête jamais. Il y avait la culpabilité d’être aux États-Unis, de kiffer, d’arriver à faire des choses mais pour les gens comme toi, ici, ça n’avance pas.

Le post-2005 m’a fait réfléchir sur nous en France.

Avec le cours, j’ai proposé aussi de faire un symposium. On m’a dit oui, j’ai eu un budget de 12 000 dollars pour ce colloque. Les Indivisibles, Rokhaya Diallo, Yassine Bellatar, le CRAN, Félix Germain étaient là. Après Columbia, je n’ai jamais enseigné les Black European studies. En 2009, je rentre en France, j’ai le poste à Tours, je suis dans un département d’anglais, ça restreint. Aux États-Unis que je parle de la France, de l’Allemagne dans un département d’Africana studies, ça ne pose pas de problème. Mais en France, je ne pouvais plus enseigner les Black European studies. Ce retour en France m’a poussé à faire plus de choses en dehors de l’université. Aux États-Unis, j’étais très bien au sein de l’université parce que j’avais la liberté de faire ce que je voulais. J’ai été poussée par des personnes comme Rokhaya Diallo ou Yassine Bellatar qui étaient investis dans le milieu associatif et les médias. J’avais vraiment une trajectoire individuelle, je ne connaissais personne. C’est eux qui m’ont dit qu’il fallait que je prenne la parole. J’ai créé l’association Black History Month-Journées Africana. La première année on l’a fait en février comme aux États-Unis puis après on l’a adapté au contexte français. Pour essayer de faire souche.

Ma génération, on a beaucoup trop regardé les États-Unis. Ça me va bien de le dire mais j’ai quand même conscience qu’on a du mal à se regarder, à s’aimer. À chaque fois ce qu’on fait, ce n’est pas cool.

Comme tu disais plus tôt, tu as été à la Black European Studies Project en Allemagne, un des premiers évènements académiques sur le sujet en 2005, quels souvenirs tu en as ?

C’était en octobre-novembre 2005 avec l’université de Mainz. Ça brûlait encore en France. C’était un réseau de profs allemands expatriés aux États-Unis qui ont obtenu un financement et qui ont fait ce grand appel à projets à travers l’Europe. C’était pendant plusieurs jours. On a fait des ateliers, des AG, des keynotes. J’ai présenté quelque chose sur le rap français. C’était la première fois que c’était au niveau européen. À ce moment, je m’interroge sur mon rapport à la France et ma place en France même si je me plaisais beaucoup aux États-Unis, je me répétais « et la France ? ». Avant depuis la France, c’était « et la Côte d’Ivoire ? » (rires). Mais je ne parle pas beaucoup de l’Afrique dans mon livre.

L’Afrique est toujours là même si elle est fantasmée comme dans mon cas qui suis d’origine martiniquaise.

Pour toi, dès le départ, depuis la Martinique schématiquement, l’Afrique est un fantôme, une présence immatérielle, moi, je trouve que mon ambiguïté c’est que pendant longtemps j’ai cru que l’Afrique je l’avais, que je l’avais plus que toi. Parce que je suis africaine, je suis dioula. Mais moi aussi je l’ai perdu, je ne suis pas mes parents, je suis aussi dans la diaspora. Sans passer par l’immigration. C’est à ce moment-là que je te rejoins. Mes parents, eux, sont dans une vague d’immigration, ce statut diasporique est donc temporaire et réversible même si on sait qu’au final ils ne rentrent jamais. Mais ils y croyaient, toi t’es leur enfant et tu es dans la même dynamique.

Petit à petit le fossé se creuse et tu rentres dans cette diaspora sans passer par l’immigration. On sait qu’il n’y aura pas de retour. Ou plutôt s’il y a un retour, il n’aura pas lieu dans nos pays d’origine. Ça me semble plus envisageable de m’installer en Martinique, au Sénégal, aux États-Unis que de m’installer en Côte d’Ivoire. Il y aura un retour qui ne sera pas le plus logique ou généalogique et ce n’est pas grave. Il y a plein d’endroits de la diaspora que j’aime, que j’envisage.

Mais ce que j’arrive à reconnaitre aujourd’hui c’est qu’il y a un trouble par rapport au pays de mes parents. Comme avec la France hexagonale. C’est à moi ? ce n’est pas à moi ?

Quelles sont les spécificités des présences noires européennes et afropéennes ?

Même si depuis des siècles, il y a des présences noires en Europe, en termes de présence massive, c’est plus récent. Pour parler d’aujourd’hui, il y a un ancrage récent par le biais de l’immigration et les nouvelles questions que posent nos présences à nous qui ne sommes pas passés par l’immigration sont celles de l’indigénisation. Pour nous, il y a comme une souche. Qu’est-ce que l’Europe fait de ça ? Il y a l’impossibilité d’évacuer nos présences aujourd’hui.

C’est pour ça que dans un article avec l’universitaire Mame-Fatou Niang, vous proposez « barbouillage en noir » qui a une histoire en France au lieu de blackface.

Oui, sinon on croit que ça vient d’ailleurs. Pareil pour black. C’est un terme tellement révélateur. Ce n’est pas tous les Noir.es qu’on appelle black en France. Pour le stéréotype d’un daron africain, on ne dit pas black, on dira plutôt « un africain ». Quand on parle des réfugiés, on ne dit pas les blacks. Il y a des mots comme mama africaine, doudou créole. On va utiliser des mots en français.

Pour moi, et j’en suis persuadée, black c’est nous, c’est nous qu’on n’arrive pas à dire. Et nous-mêmes, on n’arrive pas à se dire parce qu’il y a des Noir.es qui disent black. Nous, nés ici ou arrivés très tôt, les ambigus, les ambivalents qui sont là malgré tout, cette souche, on n’arrive pas à la nommer. Cette indigénisation, on n’arrive pas à la dire.

Dans Habiter la frontière, Léonora Miano dit que l’afropéanité peut introduire à la post-occidentalité en transformant le substrat européen. Du fait de leurs expériences, les diasporas réinventent, interrogent autrement des concepts comme la nation, le pays.

Elles questionnent et rendent visible des choses, c’est ça l’inconfort. Bien sûr il y a le potentiel transformateur mais qui va de pair avec la résistance vraiment rigide à cette transformation. La notion de diaspora elle-même questionne ou annule l’État-nation. Quand tu passes par le prisme afropéen, t’as cette identité noire continentalisée, occidentalisée et perturbatrice. Oui, dans les faits, les gens sont là mais il y a la police des identités, des expériences. De fait, on sait ce qu’on porte, ce qu’on peut transformer mais cette transformation n’est pas la bienvenue, implique la négation, les violences. Quand, en France, on décrit la double nationalité, c’est de ça dont on parle. C’est un problème, il faut que tu choisisses. Il n’y aura pas de « bi-quoi que ce soit », ça sera un. Comment tu fais si tu as des racines multiples ? La tendance étatique est à la police et à la sélection de cette unicité alors que toi tu es double, au moins. Tu peux l’exprimer, tu vas le vivre mais en tout cas ce n’est pas le bienvenu. C’est cette liberté qu’on cherche mais on sait comment on la paye. Et puis il y a même l’ambiguïté avec les terres d’origine, ton côté français va ressortir dans la langue, les habits, la posture, économiquement, c’est une réalité, que tu le veuilles ou non, l’euro est plus fort que le franc CFA. Même si tu n’as pas beaucoup d’euros, tu auras toujours plus de francs CFA. Je vois ce qu’elle dit mais, sans être trop pessimiste, c’est la beauté du truc mais qui n’efface pas les résistances. En théorie, c’est magnifique, en pratique c’est chaud. C’est un combat, on ne te laisse pas de dualité. Il faudrait choisir. Il faudrait se conformer. C’est ce qu’on te dit tout le temps, tous les jours. Tu dois oublier la Côte d’Ivoire, la Martinique. Tu dois être française d’une certaine façon qui implique une transformation de ce que tu es au vu de ton expérience familiale. La Martinique, la Côte d’Ivoire, ça ne rentre pas dans l’Hexagone, pourtant on est là. Alors si ça rentre puisqu’on est là.

C’est pour ça que se dire afropéenne, c’est comme une sorte d’utopie intime pour moi. Je n’ai pas à choisir.

Une chose à laquelle je n’avais jamais pensé parce que comme je te l’ai dit, je n’utilise ce terme que très rarement, c’est qu’afropéenne évacue le côté national. Je suis née en France mais c’est un hasard, c’est un territoire parmi d’autres. L’Hexagone c’est petit. Géographiquement et nécessairement dans l’esprit. Afropéenne ça fait rebelle, ça fait chier, ça fait plus grand.

 

Propos recueillis par Marie-Julie Chalu avec des photos et un teaser réalisés par Gaël Rapon au Bistrot du marché. Musique du teaser: Libre de Doris feat Laeerial

(Montreuil, décembre 2019)

 

 

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