ARTICLE – Réflexions afropéennes
Petit état des lieux des réflexions afropéennes. Qu’est-ce que veut dire Afropea ? Quels sont les espaces, quelles sont les plateformes où on analyse, documente l’expérience noire dans le contexte européen ? Nous avons listé quelques initiatives qui nous semblent pertinentes. Pour la plupart anglophones, elles ont commencé à germer dans les années 2000.
“Afropea” ?
Il n’y a peut-être pas une seule histoire du mot « afropea ». Celle que l’on connaît, attribue l’existence du terme à Marie Daulne, créatrice du groupe Zap Mama et à David Byrne du groupe Talking Heads, fondateur du label de “musiques du monde” Luaka Bop. Ce mot leur semblait le plus approprié pour définir la musique du groupe qui mêlait traditions et pratiques africaines et européennes. Née à Isiro (République démocratique du Congo) d’une mère originaire de Kisangani et d’un père belge, Marie Daulne (alors âgée d’un mois) et sa famille ont été expatriés par l’armée belge en Belgique après l’assassinat de son père par des rebelles Simba qui étaient contre les relations interraciales. Ayant grandi en Belgique, elle dit avoir été influencée par les cultures afro-états-uniennes puis par les traditions africaines à travers un voyage qu’elle a effectué dans les années 90 en Afrique notamment chez les Pygmées qui avaient recueillis dans la forêt sa famille en fuite après l’assassinat de son père.
En 1991, sort le premier album éponyme a capella Zap Mama. Il sera réédité en 1993 pour l’international au sein du label Luaka Bop sous le nom d’Adventures in Afropea 1. L’album eut un gros succès devenant, l’année de sa sortie, l’album de “musiques du monde” le plus vendu.
Un autre groupe qui a grandement adopté ce terme ce sont les Nubians (en hommage au peuple nubien) avec leur album Princesses nubiennes sorti en 1999.
« Zap Mama et les Nubians se sont consultées sur l’intention de faire valoir le mouvement afro-européen et nous avons décidé d’influencer un maximum d’artistes (écrivains, peintres, musiciens, danseurs) et journalistes autour de nous pour marquer le mouvement comme nos frères afro-américains » a déclaré Marie Daulne. Dans les années 90-00, la musique de Neneh Cherry, Tasha’s World, Joy Denalane, Stephen Simmonds, les Nubians ou encore Lynden David Hall ont reflété l’esprit afropéen, sans qu’il soit nommé ainsi. Il est intéressant de noter qu’« afropea » est un mot né dans la culture populaire, dans le monde de la musique, dans le champ artistique et non pas au sein de l’Université. Le champ académique va pourtant beaucoup plus investir ce terme que le langage ou nos pratiques courantes.
David Byrne déclare à propos d’afropea :
De quoi parle le concept Afropea et d’où vient-il ?
David Byrne: Je vois un nouveau continent, un continent musical et culinaire virtuel émerger en Europe — Afropea — les Africains et les générations d’enfants d’ascendance africaine ont assimilé les styles européens et américains et font des mélanges aventureux et passionnants dans la musique et la nourriture, et dans tous les autres aspects de la culture. Tout comme les États-Unis sont, qu’on l’admette ou non, une colonie culturelle africaine… l’Europe a également été colonisée par ses anciennes colonies. Pour le mieux, je pense. Alors ce surnom, ce nom d’Afropea, est une sorte de manifeste subtil… rendant visible ce qui existe déjà.
Sa vision du concept est quelque peu discutable : dire que l’Europe est colonisée par ses anciennes colonies c’est ignorer les rapports de force et les structures de domination qui sont en faveur de l’Europe. Afropea nomme des dynamiques sociales et culturelles déjà en marche très peu étudiées ou considérées qui sont le fruit d’une évolution postcoloniale. Il est question avec Afropea de postcolonie, de relations inégalitaires conçues avec une Histoire douloureuse et déshumanisante. Le terme est né dans les années 90 mais recouvre des années antérieures d’Histoire. Cependant, l’évocation d’un « continent virtuel » est intéressante et rappelle le « terroir mental » dont fait référence Léonora Miano. Ces espaces font tous deux appel au champ de l’imaginaire.
Repris par Léonora Miano dans son livre Habiter la frontière en 2012, le terme a une charge à la fois poétique et politique, elle écrit :
Afropea, c’est, en France, le terroir mental que se donnent ceux qui ne peuvent faire valoir la souche française. C’est la légitimité identitaire arrachée, et c’est le dépassement des vieilles rancœurs. C’est la main tendu du dominé au dominant, un geste qui dit qu’on sera libre parce qu’on accepte de libérer l’autre. C’est l’attachement aux racines parentales parce qu’on se sent le devoir de valoriser ce qui a été méprisé, et parce qu’elles charrient, elles aussi, de la grandeur et de la beauté. C’est la reconnaissance d’une appartenance à l’Europe, mais surtout à celle de demain, celle dont l’histoire s’écrit en ce moment. C’est le refus d’une identité nationale réductrice et crispante. C’est l’unité dans la diversité. C’est un écho au modèle africain américain qui a fourni les figures valorisantes que la France ne donnait pas. C’est la nécessaire entrée de la composante européenne dans l’expérience diasporique des peuples d’ascendance subsaharienne. C’est une littérature à venir mais aussi des arts visuels ou des musiques. C’est ce que l’Europe peut encore espérer produire de neuf, sans doute sa dernière chance de rayonner. C’est le commencement de la post-occidentalité, qui n’est pas la négation du substrat européen, mais sa transformation.
Cette intervention a quelque chose de prophétique. Selon elle, Afropea est le commencement de la post-occidentalité. L’Europe en concevant ses rapports aux autres êtres humains/cultures, à la nature sur la prédation, la domination s’est engagée dans une course à l’occidentalité dont la racialisation est le moteur. L’afropéanisme, conséquence de cette course, propose une critique de la modernité occidentale notamment en déconstruisant ses emblèmes comme la race, le territoire, la nation. Le projet de « Modernité » est inséparable de celui de la colonialité. Afropea tend à prendre le pouvoir sur la nomination. Il est alors intéressant de s’arrêter sur le terme « Afrique » qui compose « afropea ». De quoi l’Afrique est-elle le nom ? Ses racines étymologiques remonteraient aux termes Afer (en latin) et Ifriqiya (en arabe) qui signifient « les personnes à la peau sombre » ou « le pays sombre » avec tout ce que cela peut engendrer de péjoratif. « Afrique » est alors dite, pensée, inventée (Valentin Mudimbe), perçue par les autres. De ce fait, l’usage du terme « afro » dérivé du mot « Afrique », est politique. Il permet la connexion entre toutes les personnes construites comme noires qui ont en commun de vivre la « condition noire », fait social hérité de la racialisation moderne tout en surpassant le terme racial de « noir ». Avec « afropea », une déracialisation de l’identité s’opère, ce sont les références culturelles qui le constituent, ce en quoi il est un commencement de la post-occidentalité. Cependant, pour déracialiser, il faut justement passer par la race. « Je me situe dans une aporie, celle de la nécessité d’abandonner le mot “noir”, du fait de sa dimension essentialiste, et la nécessité de son maintien car, paradoxalement, c’est aussi un rempart contre la race ». Afropea se situe dans ce paradoxe relevé par la philosophe Yala Nadia Kisukidi tout en essayant de proposer des échappatoires notamment artistiques.
L’Afropéen.ne n’a pas de terres à proprement dit, il lui reste son terroir mental qui transcende les frontières nationales. Afropea dénationalise : “Les Afropéen.nes ne s’identifient pas en termes de soit/ou par rapport au pays africain de leurs ancêtres et à la nation européenne de leur naissance, mais plutôt par rapport à l’espace transnational et diasporique qu’est l’Europe noire”. Dans le champ universitaire, la notion de Black Europe (Europe noire) ouvre de nouvelles réflexions et est considérée comme une catégorie d’analyse historique :
Notre brève synthèse de ces différents textes scientifiques met en évidence la manière dont les chercheurs ont résisté aux hégémonies mondiales blanches en créant le champ de l’histoire noire européenne. En tant que catégorie d’analyse historique, l’Europe noire unifie le travail des chercheurs qui étudient différentes périodes dans des lieux distincts – ici, là et entre les deux – précisément parce qu’elle nous fournit un cadre nous permettant de poser des questions, de repenser les relations et de réimaginer les liens et les frontières. En fin de compte, les travaux universitaires sur l’Europe noire démantelent le faux paradoxe dans lequel se trouvent les Européens noirs. Ainsi, en examinant la vie et les expériences des Noirs dans le passé de l’Europe, les historiens bouleversent ce que signifie être Européen, et ils bouleversent ce que signifie être Noir.
Dans Afropea, la notion de Black Europe entre en jeu. Elle dit un positionnement politique par rapport au racisme structurel, remet en cause la vision blanche que l’Europe a d’elle-même. Elle convoque l’expérience afro-diasporique au sein de l’Europe. L’espace afropea de fait s’inscrit dans le triangle (Afrique-Europe-Amériques) que l’esclavage racial transatlantique a dessiné. L’expérience noire implique une stratégie de lutte, une politique de libération, notamment panafricaine. Pouvoir réfléchir sur sa condition, c’est pouvoir développer une conscience. Y réfléchir dans le contexte européen est particulier, car il prétend être aveugle à la race, il est marqué par un impensé racial et colonial. Se comparant aux États-Unis, l’Europe pense être moins obsédée par la question raciale. Cependant, il faut rappeler que les théories raciales qui ont été essaimé en Occident ont pour foyer de naissance l’Europe.
Initiatives
Pour le futur, on pourrait imaginer des départements d’Études noires (Black Studies) dans les universités européennes (comme à Birmingham en Angleterre qui est la seule exception) ou même d’Études afropéennes. Pour autant, le milieu universitaire compte déjà nombre de plateformes qui pensent l’expérience noire dans le contexte européen. Depuis 2006, l’Afroeuropeans Network organise des conférences dans différentes universités européennes qui mettent en avant des recherches transdisciplinaires sur le racisme structurel, les identités et cultures noires en Europe. C’est aussi un réseau qui a pour but de mettre en lien universitaires, artistes, activistes dont les travaux produisent des savoirs postcoloniaux sur l’expérience noire européenne et la diaspora africaine. La dernière édition a eu lieu cette année à Lisbonne avec pour thème Black In/Visibilities Contested : sur le paradoxe entre l’invisibilisation des présences noires dans les sphères politiques, économiques en Europe et l’hypervisibilité des stéréotypes sur les personnes noires dans les cultures populaires européennes. Cette initiative provient du programme de recherche international « Afroeurope@ans: Black Cultures and Identities in Europe » mené au sein de l’université de Léon en Espagne. Financé par le ministère espagnol de l’éducation, le programme a produit un e-journal Afroeurope, Journal of Afroeuropean studies, deux publications : « Afroeurope@ns: Cultures and Identities » coordonné par Marta Sofia Lopez en 2008 et « Afroeurope@n Configurations : Readings and Projects » coordonné par Sabrina Brancato en 2011. Le programme a pour ambition de produire une encyclopédie multimédia d’études afropéennes.
Depuis 2007, existe également la Black Europe Summer School. Pendant deux semaines, à Amsterdam, des étudiant.es, professeur.es, activistes suivent un programme intensif sur les dynamiques contemporaines auxquelles la diaspora africaine fait face en Europe. Ce programme porte aussi une attention sur la particularité de la question raciale en Europe en examinant comment chaque pays aborde les problèmes raciaux et d’identités nationales.
L’universitaire et chercheuse Maboula Soumahoro organise des rencontres autour de l’expérience noire française au sein des universités états-uniennes dans lesquels elle enseigne. Ainsi ont eu lieu Blackness in French en 2017 à la Columbia University de New York ou encore Black French Matters en 2018 au Bennington College. En France elle a créé, en outre, l’association Black History Month (« Mois de l’histoire des Noir.es ») en s’inspirant des célébrations qui ont lieu en février pour mettre en avant l’apport des Afro-étatsunien.nes dans l’histoire états-unienne. Pour s’inscrire dans le contexte français, elle a créé les Journées Africana qui ont eu lieu au mois de mai en hommage à la loi Taubira du 10 mai qui commémore les abolitions de l’esclavage racial et colonial aux Antilles.
En 2012, la curatrice Alanna Lockward créé le BE.BOP (Black Europe Body Politics), un programme transdisciplinaire mêlant histoire, arts, performance, activisme politique qui interroge la citoyenneté noire européenne à travers la pratique performative ou l’image. Elle a conçu le terme Afropean Decoloniality (Décolonialité afropéenne) pour remettre en cause le paradigme modernité/colonialité (Anibal Quijano), la racialisation systématique des personnes afrodescendantes en Europe. L’Europe noire et la diaspora africaine sont sujettes à la colonialité du pouvoir. La dernière édition de BE.BOP a eu lieu en 2018 sur la notion de « White Innocence » (Innocence blanche) pensée par Gloria Wekker, intellectuelle afro-néerlandaise.
En dehors du champ académique, on compte d’importantes initiatives comme le blog Afro-Europe d’Erik Kambel créé en 2008. Recoupant le champ des arts, de la culture, de la politique, de l’histoire, de l’activisme, c’est une mine d’information sur l’espace Afropea. Le blog a cessé son activité en 2013 et c’est pour combler le vide que Johny Pitts crée le site The Afropean, un journal multimédia transdisciplinaire qui explore les interactions sociales, culturelles et esthétiques des cultures noires et européennes. Se présentant aussi comme un guide au sein de l’Europe noire, la plateforme donne une importance au voyage. Johny Pitts a d’ailleurs sorti un livre cette année Afropean : Notes from Black Europe (en français Afropéens, Carnets de voyages au cœur de l’Europe noire) qui regroupe les photos de son voyage au sein d’une Europe qu’on connaît peu.
On peut aussi citer Thick/er Black Lines créé en 2017 qui veut mettre en exergue artistiquement et intellectuellement une diaspora transnational noire européenne. Looking Glass Collective créé par Mag Ibiam est un espace digital pour les artistes d’Afrique et de la diaspora en Europe. Ou encore le festival Treffpunkt Afrika a eu pour thème Afropea Now ! en 2014 à Linz (Autriche).
Concernant les initiatives francophones, Eva Doumbia a été une des premières à organiser des évènements sur les questions afropéennes avec AfricaParis au Carreau du Temple à Paris en 2014 et le festival Massilia Afropéa (2016 et 2018) à Marseille.
afropea.net
Il est nécessaire de produire des connaissances critiques sur les présences noires en Europe, de penser les identités, expériences, cultures afropéennes en français également, la plupart des initiatives précédemment exposées étant en anglais. Notamment parce que la France a une tradition universaliste et républicaine qui délégitime, nie la question raciale et de ce fait la renforce. Il y a tout un travail d’imagination, de réflexion sur ce terrain auquel afropea.net veut participer.
Mise à jour (2023)
Cet article a été écrit en 2018-2019 et depuis les réflexions afropéennes continuent d’évoluer. J’ai par ailleurs modifié l’article par endroit et concernant les initiatives: en 2021, le festival Massilia Afropea a connu une version nomade entre Marseille, Elbeuf et Paris. En 2021 aussi, j’ai créé l’événement Archiver Afropea. L’événement Afroeuropeans a connu une nouvelle édition en 2022 à Bruxelles. En 2022 a été initié le Centre culturel Afropea en Suisse par Rachel M’Bon et rejointe par Joël Vacheron et Olivia Fahmy pour “représenter et pour valoriser l’influence des cultures africaines, afrodescendantes et noires en Europe et, plus spécifiquement, en Suisse”.
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