ENTRETIEN – Fania Noël, Afro-communautaire

Entretien 3 – Militante panafricaine afroféministe haïtienne, Fania Noël fait partie du collectif afroféministe Mwasi. Directrice de publication de la revue AssiégéEs, elle est à l’initiative avec Sihame Assbague du Camp d’été décolonial. Elle anime les podcasts Medam yo ranse ! sur les féminismes en Haïti et What’s the F* dans lequel elle répond à des questions politiques. Elle a sorti dernièrement un ouvrage chez Syllepse « Afro-communautaire : appartenir à nous-mêmes ».

Propos recueillis par Marie-Julie Chalu avec des photos et un teaser réalisés par Gaël Rapon à Aujourd’hui Demain. Musique du teaser: Makeda des Nubians.

(Paris, novembre 2019)

 

Tu dis au début d’Afro-communautaire que c’est le livre tu ne devais pas écrire au départ, quelle était donc la nécessité de l’écrire tout de même ?

J’écrivais quelque chose d’autre et cette question s’essaimait. Ça faisait alors des digressions, des parenthèses, des explications, ça devenait lourd et je n’aime pas écrire des trucs lourds. J’aime que ce soit punchy, drôle, digérable. Je me suis alors dit : j’écris dessus, comme ça ce sera fait. D’autre part ce que j’étais en train d’écrire exige beaucoup plus de temps, ça va me demander 2 ou 3 ans de recherches. C’était juste être honnête avec le fait de ne pas remplir les pages d’un projet qui demande beaucoup plus de temps pour dire quelque chose qui a une urgence, qui va dans la même temporalité, sans enlever le côté punchy du propos.

Que mets-tu derrière les termes « afro » et « afro-communautaire » ? Qu’est-ce que cela implique au sein de sociétés occidentales néolibérales notamment ?

« Afro » c’est un synonyme de « noir.e ». Afro, comme on entend les Africana studies.

Être noir.e c’est à la fois un espace géographique parce que dès qu’on est noir.e, on est renvoyé.e au continent africain. Et aussi un espace qui n’est pas géographique, parce que la traite continentale, les migrations, les diasporas transcendent les frontières. C’est aussi un espace de création spéculative. Car, avec les traites arabo-musulmanes et européennes chrétiennes, on a été fait comme noir.es, avant nous ne l’étions pas.

Avoir été constitué comme noir.e et être renvoyé.e à cette identité même si on se considère comme tel ou pas, fait que c’est une histoire compliquée. Il y a alors beaucoup de tentatives d’y échapper en pensant que demain sera toujours mieux. Dans l’histoire des Noir.es en tant que Noir.es, je parle de cette catégorie raciale qui a été créée à partir d’un temps donné, il n’y a pas un moment où c’était bien. Donc le seul moment où ça peut l’être, c’est dans l’avenir. Il y a eu des moments où des personnes noires étaient bien mais elles n’étaient pas noires, elles étaient définies par d’autres catégories : ethniques, nationales, reliées à un empire ou autre.

« Afro-communautaire », c’est un positionnement politique.

Dans ce sens, c’est à la fois discriminant parce qu’il élimine des potentialités et une déclaration. Ça ne s’impose pas aux gens, on peut être en accord ou pas, le discuter, le critiquer. Afro-communautaire, ce n’est pas la communauté afro. C’est un positionnement politique de dire que mon regard se tourne vers nous-mêmes et l’avenir et non pas dans une conversation qui ne s’arrête jamais sur ce qu’on a à prouver. Puisque le livre s’inscrit dans un contexte français, ça prend aussi à contre-pied le fait que « communautaire », « communautarisme » et tous les dérivés soient des mots péjoratifs en France.

Comment découvres-tu l’afroféminisme, les afroféminismes ? Qu’est-ce qui t’amène à lutter en tant qu’afroféministe ?

Je pense que le militantisme, je l’ai vraiment commencé avec Assiégé.e.s. Avant d’intégrer Mwasi qui existait déjà, j’ai créé ce projet qui me ressemblait le plus. Assiégé.e.s, c’est une revue pour/par les femmes queer, trans racisées. On était dans le groupe Facebook « Intersectionnalité non mixte ». J’ai organisé des week-ends non mixtes pour les femmes racisées. La question du patriarcat et la question raciale, je les ai d’abord connus en dehors de l’afroféminisme. L’afroféminisme les a recentrés ensuite sur la question noire.

Comment décrirais-tu ton afroféminisme ?

Révolutionnaire, radical et radieux.

En quoi est-il révolutionnaire ?
Parce qu’il est basé sur la destruction et le changement radical du système. Il pense à comment organiser équitablement le partage du bien-être, de la justice, de l’égalité, de la réparation.

Il permet de penser la fin de la prison, le fait qu’on n’ait pas besoin de police. Il sort des discussions performatives. Je suis très critique sur l’utilisation exacerbée de concepts comme « privilège », « représentation », « allié.e » et même « intersectionnalité ». Joao (Gabriell) avait écrit un article sur comment sortir de la politique du positionnement pour aller vers la politique du projet.

Dans ton article « Les féministes haïtiennes de tous les combats », tu dis justement que les féminismes haïtiens et du Sud Global en général peuvent apporter aux féminismes noirs s’inscrivant dans un contexte occidental. Ces mouvements féministes vont au-delà du positionnement pour agir concrètement dans la vie des femmes de classe populaire ou de milieu rural.

C’est vraiment ça. Même si la plupart des Noir.es en France sont dans la marge, ils sont dans la marge du centre. Penser la marge au sens internationaliste permet de se repositionner et de sortir de cette politique du positionnement et d’identity politics que le Combahee River Collective a dénoncé il y a bien des années mais on revient toujours dessus. Quand les féministes du Sud s’organisent contre les violences patriarcales, elles s’organisent en même temps contre l’impérialisme qui engendre ces violences. En Haïti, des agents de l’ONU abandonnent des orphelins dont ils ne veulent pas s’occuper : c’est un enjeu féministe, impérialiste de gestion néocoloniale. Il est temps que les Noirs français comme dit Amzat Boukari, au lieu d’essayer de devenir les représentants de l’afrodescendance, articulent une critique, un combat contre le néocolonialisme des pays dans lesquels ils vivent ou dont ils possèdent la nationalité. L’afrodescendance avant-gardiste devrait appartenir aux Haïtiens, aux Caribéens, aux Mauriciens etc. il serait très dangereux que ce soient les Noir.es de pays impérialistes comme la France, l’Angleterre ou les États-Unis.

Les Afrodescendants des pays du Sud doivent être au centre de ce que veut dire être afrodescendant. Leurs agendas politiques doivent être à l’avant-proue pour une lutte globale.

Plutôt que des questions de visibilité comme « Est-ce qu’il y a des Noir.es au gouvernement ? », « Y a-t-il des Noir.es dans le dernier épisode de la série sur TF1 ? » Non. Ce qui importe ce sont les questions portées par les Afrodescendants en Haïti, en Martinique, au Venezuela, en Colombie par exemple, sur les dettes, le chlordécone, les réparations, l’ingérence, ça ébranle politiquement le système. Mais discuter, moyenner, négocier des places montre juste que le système est tellement fort qu’il permet d’avoir quelques millionnaires, quelques milliardaires, des supers séries sur Netflix. Il est tellement à l’aise qu’il se dit qu’il peut nous donner ces quelques miettes.

Ce que tu dis est lié à ton engagement panafricaniste. En quoi le panafricanisme est une « utopie afro-révolutionnaire » comme tu dis dans ton livre ?

Même s’il y a un panafricanisme continental du nord au sud avec lequel je ne suis pas d’accord, il faut rappeler que le panafricanisme est né avec des Noirs de la Caraïbe et des Afro-américains et de leur désir d’être rattaché au continent. Le panafricanisme n’est pas né en Afrique. Les pères du panafricanisme sont trinidadien, afro-américain, haïtien. À la Conférence de 1900, Haïti, le Libéria et l’Éthiopie étaient les seuls trois pays noirs indépendants au monde. Ça réduit la conversation à très peu d’alliés dans un contexte aussi raciste. Le panafricanisme est révolutionnaire parce qu’il lie le destin d’Haïti à celui du Gabon, du Congo, du Sénégal, du Mali… Mais ça lie aussi nos destins avec les Noirs aux États-Unis, au Canada, en France, en Grande-Bretagne et partout en Europe. Il permet aussi de penser qu’il y aura de la négrophobie tant que les pays d’Afrique noire ne sont pas autonomes et indépendants. J’ai vu un tweet qui disait que la négrophobie peut se réduire à une phrase : « Rentre chez toi ». En effet, tant que ton chez toi est envahi de manière néocoloniale, il y aura toujours une suspicion, une gêne.

Il faut qu’il y ait le plus de pays noirs libres, socialistes – espérons-le, radicaux, de justice, autonomes économiquement. Quand cela arrivera, la vie des Noir.es en minorité dans des contextes blancs sera beaucoup beaucoup plus facile.
Selon toi, y a-t-il des liens entre le marxisme, le socialisme et le panafricanisme ?

Le marxisme a beaucoup de choses très intéressantes à nous apprendre sur les rapports d’exploitation, de classe, comment le système se produit, la complicité des élites locales etc. Il y a toute une théorie de Black Marxism qui est la plus intéressante pour comprendre tout ça ou encore le communisme. Mais ils ne peuvent être simplement juxtaposés dans des réalités de pays noirs. Faire de la politique, c’est parfois faire des accommodements, c’est piocher entre un peu de marxisme, de sankarisme. Vu que ce qu’on essaye d’inventer n’existe pas encore, peut-être que l’outil et le concept politique n’existe pas encore.

Dans son livre Black Marxism : The Making of the Black Radical Tradition, Cedric Robinson introduit le terme de « capitalisme racial », en quoi cette notion est essentielle dans tes luttes et stratégies politiques ? Surtout quand on sait que les premiers pas du capitalisme se sont faits sur des corps noirs avec l’esclavage transatlantique.

Elle est essentielle à penser par les Afrodescendants en France pour éviter de tomber dans les pièges libéraux, de représentation. L’esclavage est un proto-capitalisme. Les ressources en termes d’êtres humains comme biens meubles étaient pensées comme inépuisables, accumulables. C’est la première fois qu’on accumule du capital. Le capitalisme racial fait qu’il y aura toujours des gens pour produire le travail moins cher. Nancy Fraser, grande philosophe, parle notamment de la chaine du care. Il y a des femmes à Paris qui s’occupent d’enfants d’autres femmes. Elles, leurs enfants sont gardés par des femmes dans leurs pays qui sont encore plus désavantagées. Pareil pour le ménage. Avoir beaucoup de travailleurs migrants qui restent dans des situations extrêmement précaires permet à des patrons de les exploiter. Il y a des gauchistes qui disent que parler des travailleurs français pauvres et de travailleurs immigrés ça divise la lutte, que c’est un faux débat, non c’est le vrai débat. Ils disent ça en pensant être antiracistes et so progressistes mais ça ne l’est pas.

L’organisation et la division raciale (et de genre) du travail ce n’est pas une diversion, c’est le cœur du débat.
En lisant ton blog, j’ai découvert le sociologue et économiste Bernard Friot qui fait la différence entre salaire et emploi. Ça permet de penser le travail autrement que dans un schéma capitaliste. Comment penser autrement le travail contribue aux luttes que tu mènes ?

Quand on dit aux gens : « il faut abolir le travail », parce qu’on est conditionné, il y a tous les réflexes petit-bourgeois, réactionnaires qui répondent que les gens ne vont rien faire. Ce n’est pas vrai. Les êtres humains sont prédisposés à faire des choses. Il y a plein de gens malgré leur travail de 35 à 40 heures qui font autre chose à côté. Ça va être tellement résiduel les gens qui ne font juste rien. C’est juste que ce qu’on va produire ne va pas être conditionné à avoir un salaire. C’est une ignominie de penser qu’on te met au monde pour que tu travailles, pour payer un loyer, la santé etc pour enrichir d’autres personnes sur ton travail. C’est important de dire qu’il faut décorréler l’emploi et le salaire avec des mesures comme le revenu universel ou les banques de coopératives de salaire. Ceci va même poser la question de pourquoi on créé une entreprise. Dans un autre type de système, il y a plein de choses qui n’existeraient pas parce qu’elles ont été créées juste pour le profit et le capital. On ne peut pas à la fois dire qu’on va droit dans le mur en matière climatique si on ne baisse pas les émissions de gaz et on sait que ce sont les industries qui produisent ces émissions et penser la croissance comme infinie, basée sur la consommation, alors que les gens deviennent plus pauvres. On produit alors des choses moins chères pour corréler à des bas salaires, pour payer encore moins cher les personnes qui fabriquent ces choses et qui polluent encore plus, juste on accélère à quel point on va droit dans le mur.

Remettre en cause la légitimité du salaire, c’est un saut conceptuel difficile pour beaucoup.

C’est comme sur l’abolition de la prison ou le fait qu’il n’y ait pas besoin de police. On pense qu’il faut juste qu’elle soit mieux, elle ne peut pas l’être parce qu’elle sera toujours là pour protéger les capitaux et non les personnes. Dire aux gens qu’il faut abolir le salariat, c’est dire que ton existence ne devrait pas être lié à comment tu gagnes, à ta capacité à te loger, te nourrir, à accéder à une éducation. Même pour les personnes les plus progressistes, radicales, c’est un saut difficile à faire parce qu’elles sont sur des débats d’égalité de salaire. Tant qu’on est dans le concept de salaire, il ne peut pas avoir d’égalité de salaire. On peut lutter pour des améliorations de salaires mais il n’y aura pas d’égalité. Même si on met le SMIC à 2000 euros, il y a aura toujours des gens qui vont travailler pour 2000 et d’autres pour 15 000, et qu’est-ce que ça veut dire de la valeur du temps de tout un chacun ?

En quoi ton afroféminisme et ton panafricanisme sont liés ?

Je suis militante sur les questions noires. Je suis afroféministe parce que je suis une femme. Je suis pour la libération noire. C’est lié parce que je suis haïtienne. Je pense qu’il y a différentes façons de lutter dans des contextes où les Noir.es sont minoritaires. Ici, c’est comme si on était prêt à sacrifier tous les pays de Noirs pour être reconnus comme des Noirs français. Si demain Macron dit « ok on va vous traiter comme tous les Blancs, on va s’assurer que vous ne serez pas discriminés, vous les Noirs français, pas les migrants, mais on va continuer d’exploiter l’uranium au Niger, les migrants on va continuer à les faire mourir dans la Méditerranée, on va continuer la Françafrique », malheureusement beaucoup accepterait ça, je pense. On le voit à Mayotte et aux Comores mais aussi ici. Les gens veulent être traités comme des Français comme les autres. Ce n’est pas une question qui m’intéresse. Ça ne m’intéresse pas d’être vue comme une Française comme les autres. Si je me sens française le matin à 8h, ce n’est pas une question politique, ça ne sert à rien. Tous ces débats, c’est du quémandisme. Ça ne mène nulle part. Il n’y a pas un moment où tu peux le prouver. Quand je vois mes amis blancs français, ils ne sont pas blancs français de la même façon. La seule chose stable c’est le statut légal et juridique, t’es français, t’as un passeport français, t’as la nationalité française et puis c’est fini. Je n’ai pas de problème à avoir la nationalité française, je n’ai tellement pas de problèmes avec ça que je ne me sens pas de justifier ou de réclamer quoique ce soit. Il y a des gens qui pensent que je ne suis pas française ben c’est bien, moi légalement je suis française, c’est inscrit sur les papiers et je me considère comme haïtienne.

Mwasi a participé au livre To Exist is to Resist: Black Feminism in Europe, quelle est la pertinence d’étudier les mouvements afroféministes en Europe, selon toi ?

C’est intéressant de voir comment se traduit un mouvement politique différemment en fonction du contexte dans lequel des questions se relient mais aussi voir les différences. Quand on n’est pas beaucoup, tu ne peux pas vraiment faire de distinctions, de critiques. Mais plus tu grossis, plus c’est facile de faire des critiques. C’est possible quand un mouvement grandit. De la même façon que le PS et d’autres se revendique du socialisme. Je pense que la critique politique est nécessaire. Pour affiner, réfléchir. C’est important d’avoir tous ces points de vue. Dans le livre (To Exist is to Resist), il y a des contributions avec lesquelles je ne suis pas d’accord, qui manquent de consistance, d’autres que je trouve géniales ou je suis sceptique. C’est important qu’il soit dans un même endroit, comme ça on peut les discuter. Ça fait partie de la connaissance. C’est important les archives de ce qui est écrit, pensé, produit, ça permet une fois que c’est écrit comme ce livre ou le livre de Mwasi (Afrofem) de dire « peut-être dans 10 ans je vais changer d’avis ». Comme je l’ai écrit, il faudra écrire pourquoi j’ai changé d’avis, c’est important d’être en discussion et de s’assurer de continuer cette discussion.

Mwasi fait un Afrofem Tour dans différentes villes européennes, c’est justement pour continuer cette discussion ?

C’est exactement dans ce cadre-là.

Pour un décentrement de l’expérience états-unienne aussi ?

En fait le projet de livre sur lequel je travaille, qui est mon projet de thèse que je vais commencer l’année prochaine j’espère, est sur les lieux de rencontre des féminismes noirs pas dans le sens de Black feminism mais d’Africana feminism comprenant : les Caraïbes, l’Afrique subsaharienne, les pays où les Noires sont minoritaires. Les rencontres en fait entre le black feminism, l’afroféminisme, les féminismes africains subsahariens et de la Caraïbe. Il y a des concepts qui ont déjà été créé comme l’Africana womanism de la chercheuse Clenora Hudson-Weems qui ne se reconnaissait dans le Black feminism qui était trop occidental. Elle s’est inspirée d’Alice Walker en reprenant womanism au lieu de feminism. L’Africana womanism serait vraiment le féminisme des Afrodescendantes. Mon projet est sur les lieux de rencontres, de divergences en termes de programme, théorie politique entre les différents féminismes noirs avec un grand S.
L’Africana womanism, c’est vraiment une théorie qui a été pensée en 16 points. C’est très intéressant notamment sur les critiques qu’il fait au black feminism. Il pense l’internationalisme. Il est assez proche de bell hooks dans sa définition du womanism. Alice Walker est la première à parler de womanism comme l’organisation politique des femmes noires. Le womanism a vraiment été créé pour les femmes noires.
C’est un projet très long. C’est intéressant, je trouve que ça doit être fait pour accompagner nos pas dans ce qu’on pense faire. Avec Mwasi, en tant que collectif afroféministe, on a pris des décisions politiques : se rapprocher d’organisations panafricaines, être beaucoup moins en réaction avec l’actualité, faire des actions moins publiques. Au final, ça paie beaucoup parce que ça construit une communauté politique et non basée seulement sur l’identité en mode « t’es une femme noire, t’es afroféministe », ce n’est pas vrai, mais basée sur l’adhésion à un programme, une pensée politique. Et aussi avoir une fidélité au fait d’apprendre, de se protéger, de travailler sur la libération noire en général et en centrant sur les questions patriarcales.

Que penses-tu des mots « afropea », « afropéen.ne », comment les as-tu découvert ?

J’ai lu Blues pour Élise. J’ai beaucoup aimé, j’aime beaucoup les romans de Léonora Miano mais ça ne me dit rien politiquement. Tout n’est pas obligé d’être politique. Tout dans ta vie personnelle n’est pas politique. La phrase qui a été dévoyée dans le libéralisme c’est « exister en tant que noir.e, c’est politique ». Une existence politique c’est se positionner et faire quelque chose de cette condition. J’écoutais le podcast de Piment sur le mouvement nappy qui, pour moi, n’a jamais été un mouvement politique. Ça s’inscrit dans des marchés marketing, ce n’est pas un problème. On peut faire des recherches identitaires qui ne sont pas des projets politiques et ce n’est pas grave. Je pense que le problème c’est qu’on veut dire que quelque chose est politique pour avoir une légitimité. Ça dessert à la fois la chose à laquelle on veut donner de la légitimité parce que c’est facilement critiquable et démontable et ça dessert le fait de faire de la politique. Les quêtes identitaires (identity politics) ne sont pas un projet, programme politique, ne mobilisent pas politiquement. Les seules fois où s’est utilisé dans ce sens, ça se termine extrêmement mal.
Afropéen, afro-français, whatever, l’expérience humaine est complexe, individuelle. En tant que militante noire radicale, je veux sortir de ces concepts de la suprématie blanche qui nous essentialise. Je ne suis pas toi, tu es différente de moi. J’ai un vécu différent.

Politiquement je me définis comme noire parce que ça m’aide à construire une organisation politique mais si dans ma vie personnelle, je veux me dire haïtienne, cela n’a pas besoin d’un débat public. Le débat c’est quelle est ma situation matérielle en tant que noire ici qui se rapproche de la condition matérielle de plein de gens qui partagent la même histoire de violence que moi et qu’est-ce qu’on fait pour ça ?

On peut alors être afropéen.ne et panafricain.e ?

Oui, voilà, ce sont deux choses différentes. Comme deux activités différentes. Je pense que c’est dommageable de caser ces concepts, ces espaces de réinvention dans le politique par rapport aux potentialités qu’ils peuvent donner. Quand t’essaies de le caser dans le politique, c’est alors ouvert au débat politique et donc à la critique : on va alors demander « afropéen, ça sert à quoi ? vous allez nous définir les conditions matérielles d’existence », là c’est le mettre en péril.

C’est vrai que pour moi le concept d’afropea m’intéresse en tant qu’artiste, pour l’esthétique, l’imagination, la créativité.

C’est ça. Il faut laisser de l’air aux gens, de créer des choses sur l’afrofuturisme, l’afropea, ce qu’ils veulent, sans que ce soit politique, laisser de l’air pour se tromper, imaginer, recréer. La politique ne laisse pas d’air, c’est la confrontation. Quand on a un projet politique, il est en confrontation à quelque chose qu’on ne veut pas et il faut pouvoir soutenir cette confrontation. La baser sur des luttes concrètes. Si on met afropea sur le terrain de l’imaginaire, ça fait créer plein de trucs, c’est super bien mais si c’est sur le terrain politique, là on va sur mon terrain, en tant que militante, je vais prendre ce que je connais en termes d’analyse politique, je vais poser des questions sur quelles luttes c’est attaché, I know my shit, vraiment c’est mieux de venir préparer (rires).
Le problème c’est le mélange de genres en essayant d’être sur le plus de parts de marché pour avoir le plus d’audience : et la politique, et la création et l’imagination, c’est le système libéral. Je suis vraiment contre l’utilitarisme. La fiction, l’imagination, les questions identitaires n’ont pas besoin d’être utiles pour exister. Quelque chose peut être pertinente sans avoir une utilité dans son sens premier. La politique, elle a une utilité parce qu’elle a un objectif en termes de programme. Ça restreint beaucoup de choses qui sont dans d’autres domaines à leur donner une utilité. En tant que militante, j’ai accepté l’idée que je peux avoir tort. C’est toujours important de se dire qu’on peut avoir des convictions mais qu’on peut avoir tort. Mais être en accord avec le fait que si tu as tort, tu seras fière du choix que t’as pris parce que c’était en lien avec ça. Moi j’accepte le fait que je peux avoir tort sur mes positions en me disant que s’il advient à prouver que j’ai tort, je referai la même chose parce que c’était ça. C’était parfait, pas dans le sens sans faute mais parfait dans le sens où c’était la seule chose qui pouvait arriver en l’état de mes connaissances, de ce que j’ai fait et de l’énergie que j’ai mise dedans.

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