Une histoire d’archive – 1 : Johanna Makabi

Johanna Makabi est cinéaste (Méduse, cheveux afro et autres mythes, Paulette et le Clown), scénariste, productrice (Keepin it real, Ne pleure pas Halima). On a parlé de ses archives familiales et comment elle travaille avec les archives dans son travail cinématographique.

ⓒ Téné Niakate (@tene_kaveli)

Depuis quelques semaines sur Instagram, tu partages des photos de ta famille. Que signifie pour toi de partager ces archives familiales ?

Déjà, je ne suis pas une chercheuse universitaire, je partage vraiment dans une démarche plus cinématographique. C’est un lien avec ma famille, ça me permet d’exhumer le roman familial, de questionner les histoires de mes parents, leurs parcours. Au départ, ça a commencé parce que j’écris une série actuellement avec ma co-auteure Fanta Sylla et cette série est inspirée en grande partie par l’histoire de ma famille. J’ai eu besoin à un moment dans mes recherches de poser des questions sur les parcours migratoires de mes parents. En faisant ça, j’ai découvert que mon père prenait énormément de photos, il était presque photographe en fait quand il est arrivé en France. Il avait une énorme collection d’archives de cette époque-là. J’ai découvert qu’il y avait ce lien entre nous, parce que je fais du cinéma et que je prends aussi beaucoup de photos. Ces images racontaient une histoire et il y avait aussi une histoire à raconter à travers ces images. Je me suis dit que ça serait dommage de ne pas les partager. C’était presque de la recherche pour mon écriture et une manière de me rapprocher de leurs récits et de ce que je ne savais pas, ça m’a aidé à construire mes personnages.

Tu parlais de « cette époque-là », quelle est cette époque ?

L’époque qui m’intéresse beaucoup et que mon père a beaucoup documenté, c’est le Paris noir des années 80. L’idée c’est de montrer les photos de la période où mes parents étaient ensemble et ça correspond aux années 1982-1995. C’est une période particulière parce que c’est une autre grosse vague d’immigration. C’est une nouvelle immigration après l’immigration ouvrière des années 60-70 où là c’est une jeunesse qui a du mal à trouver du travail dans son pays parce que la Françafrique fait qu’on est dans la désillusion des après-Indépendances. Dans les années 60-70, il y avait encore cet espoir d’expansion, des Trente Glorieuses, de l’« Afrique c’est le futur ». Durant les années 80, ça s’essouffle, parce que ça fait 20 ans que les dirigeants sont au pouvoir, la jeunesse sent qu’il n’y aura pas de travail et doit retourner dans l’ancienne métropole pour faire sa place. Il y avait une démarche de faire ses études et rentrer au pays. En parallèle, la France a de plus en plus de lois contre l’immigration avec Pasqua contrairement aux années 60-70 où elle créait des lois qui encourageaient l’immigration. En grandissant, on me parlait des rafles d’immigré.es, le début des skinheads, des énormes queues à la préfecture de police l’hiver. C’est une période assez marquée où on sent que la France ça devient dur, on le sent aussi dans les films même si on ne voit pas les Noir.es, à part de manière très clichée. Mais il y a des indices, on commence à parler du travail au noir, des sans-papiers dans les cuisines des restaurants français ou le BTP, des foyers Sonacotra. J’ai grandi en regardant Black Mic Mac par exemple.

On raconte très peu dans le détail ce qu’étaient leurs vies, leurs quotidiens, c’était quoi leurs délires ? qu’est-ce qui les rassemblait ? qu’est-ce qui a fait qu’ils ont survécu ? qu’est-ce qu’ils sont devenus ?
Comme c’est moins une immigration de travail comme celle des années 60-70, on a dans les années 80 des parcours singuliers c’est ce que je veux montrer quand je parle du parcours très spécifique de ma mère et de mon père. Elle est arrivée en France à 16 ans lui, à 30. Elle vient du Sénégal, lui du Congo. Lui il est venu étudier, elle, elle est venue travailler. Elle vient d’une colonie française, il vient d’une colonie belge. Je trouve déjà que leurs histoires montrent qu’il y avait une pluralité d’histoires et de destins d’immigration dans cette période-là.

Comment tes parents se retrouvent ?

Ils se retrouvent dans le Paris étudiant noir. Un autre point, c’est que c’est une immigration très jeune contrairement à celle ouvrière des années 60-70 qui avait souvent des familles. Là, ce sont des jeunes qui se retrouvent sans leurs parents pour la première fois, à Paris qu’ils avaient fantasmé pendant toute leur adolescence parce qu’ils ont grandi biberonnés par la culture française qui est comme la culture américaine pour nous aujourd’hui. Et donc, comme nous pour se retrouver, ils organisent des soirées et se rencontrent, deviennent potes. Ça ressemble beaucoup à notre époque où il y a beaucoup de liens.

Ça me fait penser au film Paris Black Night (1990) qui montre ce Paris noir des années 80 où toutes les diasporas noires se rencontrent dans des soirées avec leurs musiques (soukouss, rumba, zouk, gwo ka).

Oui, c’est très panafricain, très influencé par les uns les autres.

Comme je dis dans mes posts, les Congolais c’étaient les Nigérians d’aujourd’hui : tout le monde voulait être congolais, écoutait la musique congolaise. Après dans les années 90, c’étaient plus les Ivoiriens. C’est pour ça que je trouve qu’il y a un parallèle avec aujourd’hui parce que nous les jeunes Afropéens, on est en train de créer nos cercles panafricains et de s’affirmer de cette manière-là parce qu’on se cherche et qu’on essaie de trouver notre place dans la société.
Tu as bien voulu partager des photos, peux-tu nous dire l’histoire de ces photos ?

Les deux photos ont été prises à un concert de Papa Wemba à Paris vers 1988. Mes parents côtoyaient beaucoup les artistes de rumba de cette période lorsqu’ils venaient à Paris. Lors de ce concert, ma maman est montée sur scène sans être annoncée et s’est mise à danser avec Papa Wemba, mon père prenait les photos.

Il y a aussi cette photo :
Elle m’a donné envie de partager les archives de mon père. Quand j’ai découvert cette photo, c’était comme découvrir un trésor.

J’ai toujours connu mes parents divorcés et cette photo a été comme une preuve de leur amour. Une preuve qu’il y avait eu de la joie. Nos parents immigrés ont souvent tendance à nous raconter les moments difficiles de leur vie ou à ne rien raconter du tout. Ces archives sont des petits trésors, des moments de joie, de jeunesse et d’optimisme. C’est une manière de me réapproprier le récit sur l’immigration de mes parents.
Que représentent/signifient pour toi les archives Noires ?

Les archives Noires, pour moi, ce sont des trésors, des récits d’immigration, de déplacement, de mouvement. Ce sont plein de récits qui sont encore à trouver, à raconter, à découvrir. Pour moi, l’histoire blanche est complètement liée à l’histoire Noire et vice versa. On raconte toujours tout du point de vue blanc et l’archive Noire c’est raconter notre point de vue.

Ce qui est beau dans ces photos, c’est qu’elles ont été prises par les personnes concernées et pas pour qu’elles deviennent des archives. Elles ont été prises dans l’instant et c’est pour ça que j’aime partager des photos qui sont un peu floues, surexposées, c’est aussi un choix parce que ça raconte la vie, l’instant présent.

Ces gens-là ont eu une vie, leur vie n’a pas toujours été de travailler, des corps meurtris, fatigués, vieux. Ça été des gens avec des rêves, de l’espoir. L’archive Noire raconte les rêves, l’espoir de tout un continent, de toute une diaspora. Des rêves cassés du fait de l’Histoire mais qui ont existé et donc qui sont encore faisables.

 

Notre mémoire de Johanna Makabi (2022)

Est-ce que tu peux me parler de ton rapport aux archives pour réaliser Notre mémoire ou tes autres films ?

J’ai fait de l’anthropologie avant et donc ça m’a aidé à approcher mes sujets comme un terrain. Et j’utilise l’archive pour mieux comprendre le territoire. J’’ai l’impression aussi que ce que je fais c’est de l’archive. Mon premier documentaire Méduse, cheveux afro et autres mythes (2018) interrogeait des femmes et des personnes non binaires sur leur rapport à leurs cheveux crépus. Avec tout ce qui s’est passé depuis 2015, il y a eu une démocratisation de ces questions-là et aujourd’hui, Méduse, c’est désuet, c’est de l’archive. Ça parle d’une époque où on n’en parlait pas. Si aujourd’hui tu fais un documentaire sur ce sujet, les réponses seront complètement différentes. En prenant conscience que mon travail pouvait devenir de l’archive, j’ai de plus en plus la volonté de faire de mon travail une trace de mon époque, de mes réflexions.

Le film Notre mémoire est sur Mbissine Thérèse Diop, l’actrice de La Noire de… (1966) d’Ousmane Sembène. Mbissine et moi, on s’est rencontrée quand je l’ai casté sur le film Mignonnes (2021) de Maïmouna Doucouré. Mbissine pour moi, c’est une archive en elle-même. Elle me fait penser à cette citation très connue d’Amadou Hampâté Bâ: « Lorsqu’une personne âgée meurt, c’est une bibliothèque qui brûle ». J’ai beaucoup cette conscience-là du fait de ne pas avoir grandi avec mes grands-parents, de ne pas avoir pu partager leur parole avec la distance de langue qui va avec. Rencontrer des personnes comme Mbissine, c’est rencontrer une archive vivante. D’autant plus que c’est une femme noire qui a connu l’immigration dans les années 60, qui a connu une ascension sociale et qui vit encore en France, à Paris dans le 11ème. Je me reconnais en elle de par son parcours, un parcours d’exilée déconnectée de ses origines. Elle a été couturière puis elle a joué dans le film d’Ousmane Sembène. Elle est venue en France, elle a côtoyé Paulin Vieyra, a joué dans des films de l’URSS, elle a joué la femme de Patrice Lumumba dans un film soviétique, elle a fait le tour du monde. Ensuite, elle est revenue s’installer en France, s’est mariée avec un psychiatre français blanc, a eu une enfant métisse. C’est étonnant de voir des personnes noires avoir ces vies-là parce que ce ne sont pas des parcours typiques.

Et puis ce film La Noire de…, il a profondément changé mon regard. En le regardant, il y avait une voix d’enfant qui disait : « je ne savais même pas qu’on existait à cette époque-là ». Tellement on ne voyait rien, que ce soit dans le récit national ou historique. Que cette femme soit vivante et soit à côté de chez moi et qu’elle ait joué dans ce film important, c’est incroyable.

Notre rencontre est une archive.

Que notre génération s’intéresse à elle, ça me fait penser à cette rencontre entre John Singleton et Ousmane Sembène, ce sont des générations qui se rencontrent.

 

Ousmane Sembène & John Singleton

Oui, tu fais référence à un extrait du film de Manthia Diawara Sembène : The Making of African Cinema (1994). C’est fort symboliquement de voir John Singleton, Afro-états-unien, et Ousmane Sembène, Sénégalais, échangeaient sur le néocolonialisme qu’ils subissent de part et d’autre de l’Atlantique, c’est le lien de la diaspora Noire avec le Continent.

C’est hyper fort parce que on est traversé par ça, on est obligé de bouger partout, d’avoir un lien avec nos diasporas. J’avais besoin de faire ce projet pour cette rencontre. Et l’archive dans ce cas-là est utilisée comme matériel filmique et je l’utilise pour inspirer un projet plus long.

Retrouvez Johanna sur son instagram : @makabijohanna

 

Propos recueillis par Marie-Julie Chalu.

(Villejuif, mai 2022)

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