Une histoire d’archive – 2 : Aïssé N’Diaye

Aissé Ndiaye est la fondatrice et la directrice artistique de la marque Afrikanista. Elle a créé également le projet Histoires d’immigrés sur Instagram qui partage les histoires d’immigration subsaharienne en France racontées par ses enfants.

Dans ton travail, on remarque un sens de l’ancrage et l’importance de la transmission, quel sens ont tes archives familiales dans ce travail ?

Mes archives familiales interviennent principalement comme source d’inspiration et de frise chronologique au sein de mes collections. Je pars de l’histoire de ma mère mais aussi en parallèle celle de mon père. L’histoire de mon père, c’est celle de l’immigration subsaharienne. J’arrive à articuler les collections d’Afrikanista par son histoire personnelle et celle de ma mère. Parce que l’immigration africaine, c’est vraiment l’une des thématiques centrales d’Afrikanista.

Pour la collection « Liberté, Égalité, Affaire de papiers », je me suis clairement inspirée de l’histoire de mon père. Il est arrivé en France en 1971, clandestinement. Il a été en centre de rétention, il a fait de la prison. Il a roulé sa bosse, il a vécu à Lyon, il est monté à Paris. À Paris, il a vécu dans les foyers Sonacotra comme tous les papas ouest-af’. Pour moi, c’était important de parler de cette histoire avec cette notion de « français de papier ». Mon père a été naturalisé français deux jours après ma naissance parce qu’il en avait marre de faire la queue à la préfecture pour un simple papier. Mais tout au long de sa vie, par les histoires qu’il nous a racontées et par ce que j’ai vu en tant qu’enfant, j’ai vu que c’était un français de papier. Il nous racontait qu’il se faisait traiter de macaque par les Portugais de l’époque qui étaient les premiers immigrés arrivés après la Seconde Guerre Mondiale. Ça l’a choqué mais il a cassé la gueule à toutes les personnes qui le traitaient de « sale noir ». Il avait tellement un égo surdimensionné. Et puis il a tellement été biberonné par les films de kung-fu. Quand il a vu toutes ces images de Blaxploitation, « Black is beautiful », il s’est dit : « non moi en tant que Noir africain, je ne peux pas venir en Europe et me rabaisser », alors que mes frères et sœurs afro-américains, ils nous disent : « Levez la tête ». C’est tout ça qui a nourri mon père dans les années 70. Il a toujours été fier, il nous a toujours dit de ne pas courber notre échine face à un blanc ou une blanche. J’ai grandi avec ça.

Et chez nous, les Soninkés, je pense que plus que toute autre communauté africaine du côté de l’Afrique de l’Ouest, la culture, elle est trop importante. Elle est même écrasante. Depuis la naissance, on te conditionne. Faut que tu saches parler la langue, que tu saches faire la cuisine, que tu portes le pagne, que tu connaisses les droits d’ainesse, les noms de famille, leur signification, tous les membres de ta famille. Toute ma vie, ç’a été ça. Tous les week-ends, ma sœur et moi on allait voir mes oncles qui habitaient au foyer Sonacotra de la rue Bisson, on vendait des beignets, du thieb, on était habillées en tenue traditionnelle composée d’un pagne et d’un top appelé « taille basse ». On avait 8-9 ans. Pour ma mère, c’était aussi un moyen de revenu.

C’est tout ça qui m’a nourri, l’histoire de mes parents, les valeurs qu’ils nous ont transmis dès notre plus jeune âge. Aujourd’hui, je sais d’où je viens. Je sais que les Soninkés ont une histoire importante et c’est ce que j’ai voulu raconter avec Afrikanista. Aujourd’hui, les Soninkés sont très mal vus en région parisienne parce qu’on est tellement ancré dans nos cultures et nos identités, qu’on ne se mélange pas. C’est une manière de se protéger, on a peur que la culture se perde. Surtout que la tradition est orale en Afrique.

Avec Afrikanista, je trouve important de faire ce travail de transmission. Nos histoires sont très fortes, dans toutes les familles africaines et afro-diasporiques, même aux Antilles. Je regardais un documentaire sur les Antilles où tu les vois jouer du tam tam, ça m’a rappelé le tam tam de chez nous, ça m’a donné des frissons. C’est fort, c’est l’esprit vibratoire qui nous guide vers le chemin qui nous est destiné.

Ce que je veux faire comprendre aux gens avec Afrikanista, c’est qu’ils doivent se réapproprier leur histoire, leur culture, leur essence, on ne peut pas être des puzzles disloqués. Bien qu’on soit dans cette perdition, c’est important de se connecter à soi. C’est pour ça que j’ai utilisé l’Œil d’Oudjat, parce que la clé c’est la clairvoyance. Si on ouvre les yeux sur ce que nous sommes et qu’on écoute notre intuition, on va retrouver notre chemin.

Peux-tu me présenter des photos de tes archives familiales et me raconter l’histoire derrière ?

Cette photo représente mes parents (mon père est au premier plan) et mes oncles à une fête d’entreprise, celle où mon père bossait.
Elle a été prise à Belleville, à Paris dans le onzième arrondissement dans notre ancien immeuble, où mes parents étaient les concierges.

 

Mon père, le premier homme de ma vie.
Son charisme me fascine depuis ma plus tendre enfance. Un homme que j’admire et qui m’inspire.
Il aimait la sape et plus particulièrement les tenues en bazin qui lui donnait une dimension royale.
Il prenait tellement soin de son afro, est fier d’être un africain.
Ça  transparaît en lui de par sa pose.
Cette photo c’est un peu de la blaxploitation en mode africaine, avec le slogan “Black is beautiful’ en toile de fond. La classe absolue.
Photo prise en 1982 par ma mère dans notre ancien logement à Belleville.

 

Cette photo d’enfance représente ma sœur cadette Feinda et moi le jour de l’Aïd en juin 91.
On était chez ma meilleure amie de l’époque, Lalia Soumaré, elle-même d’origine mauritanienne issue elle aussi de l’ethnie soninké.
Nous étions souvent habillées en tenue traditionnelle, avec des claquettes aux pieds.
C’était la Belle époque, l’insouciance absolue.
Ma mère en bleu, ma deuxième maman à gauche ainsi que leurs copines, nos tantines du quartier.
La beauté de ma mère me fascine aussi depuis petite. Elle a toujours eu ce petit truc qui fait toute la différence. Une vraie beauté.
Photo prise en 2000 à Clichy sous bois dans une fête soninké.
Qu’est-ce que ça signifie pour toi les archives Noires ?

C’est une manière de reconstituer comme une frise chronologique nos histoires, nos vécus, nos pluralités en tant qu’Afrodescendants. Ça permet de nous positionner dans l’espace-temps. Et aujourd’hui plus que jamais on a besoin de ça parce qu’on a tellement effacé nos histoires, nos cultures, nos identités, nos spiritualités. Aujourd’hui encore des personnes ont honte d’être Noir.es, ils ont envie d’effacer leur négritude. On a besoin de se réunir, de se souvenir. Et pour ça, il faut étudier tout ce qui touche à la diaspora afro, ne pas se contenter à étudier que l’Afrique de l’Ouest par exemple. Il faut tout étudier.

Retrouvez Aïssé sur son Instagram: @aiko_ndiaye + @histoires_dimmigres

 

Propos recueillis par Marie-Julie Chalu.

(Saint-Ouen, août 2022)

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